vomissaient des tourbillons de fumée. C'était le chiffre d'affaires qui 
seul méritait considération, et le leur était supérieur à ceux de leurs 
rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, 
celle où les nombreuses opérations de la fabrication du drap, le 
dégraissage de la laine en suint, la teinture, le séchage, le cardage, la 
filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en pièces, le 
foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent au dehors 
dans des ateliers spéciaux ou chez l'ouvrier même, et où la fabrique ne 
sert qu'à visiter les produits de ces diverses opérations et à créer la 
nouveauté au moyen de l'agencement des fils et du coloris. 
Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons de gagne-petit eussent 
peut-être amoindri et déconsidéré les Adeline, mais en Normandie on 
estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on 
disait: «Voyez les Adeline», ce n'était pas avec pitié, c'était avec envie 
quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on écrasait les 
imprudents qui s'étaient ruinés, aussi bien que les parvenus fils 
d'épinceteuses ou de rentrayeuses qui, au lieu de continuer le 
commerce de leurs pères, jouaient à la grande vie dans leurs hôtels ou 
leurs châteaux. 
Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, était le digne héritier 
de ces sages fabricants; d'aucun de ses pères on n'avait pu dire aussi 
justement que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on l'avait 
répété à satiété, à propos de tout, dans toutes les circonstances:--dès le 
collège où il s'était montré intelligent et studieux, bon camarade, estimé 
de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, heureux de trouver en 
lui un garçon élevé chrétiennement et de complexion religieuse, ce qui 
était rare dans la génération de 1830;--plus tard au tribunal de 
Commerce, au conseil général et enfin à la Chambre, où il était un 
excellent député, appliqué au travail, vivant en dehors des intrigues de 
couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et alors se faisant 
écouter de tous, votant selon sa conscience tantôt pour, tantôt contre le 
ministère, sans qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt
particulier pesât sur lui. 
A un certain moment cependant, ce modèle avait inspiré des craintes à 
ses amis. Après avoir travaillé quelques années dans la fabrique 
paternelle en sortant du collège, il avait fait un voyage d'études en 
Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, à Elbeuf, 
qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait 
rencontrés dans des casinos, où Adeline jouait gros jeu. 
--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si sage! La «femme 
galante», on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais 
les casinos? 
Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant à 
personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune résistance, et, 
soumis, repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé entraîner; 
comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais humilié 
d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper. 
On l'avait alors marié. 
Et depuis cette époque, il avait été, comme ses amis le disaient en 
plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal de 
Commerce, des conseillers généraux, des jurés d'exposition et et des 
députés. 
--Voyez Adeline! 
Que lui manquait-il pour être l'homme le plus heureux du monde? 
N'avait-il pas tout,--l'estime, la considération, les honneurs, la 
fortune?--et une honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était pas 
considérable. 
II 
C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là où 
l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement les 
phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y avait cent
cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la 
conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir. 
Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette 
croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être 
amoindrie. 
A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant, 
l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de 
s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de 
laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente au 
Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à 
Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était un 
ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit à 
petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en quelques 
coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être l'eût-il réalisée. 
Mais, surpris par la mort, il avait laissé de grosses, de très grosses 
affaires engagées qui s'étaient liquidées par la ruine complète--la sienne, 
celle de sa femme, celle de sa mère. A la vérité, elles pouvaient ne pas    
    
		
	
	
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