vient donc sa distraction?» 
Ali répondit: 
«Seigneur, elle sort depuis trois jours du palais dès que le soleil se couche, et elle va errer 
toute seule dans le parc au clair de la lune. 
--Et à quelle heure rentre-t-elle? 
--Quand le soleil se lève. Le premier soir, je voulais tenir les portes fermées, mais elle a 
commencé à rugir si fortement, que j'ai eu peur qu'elle ne voulût me dévorer, et, par Siva!
je ne suis pas encore las de vivre. 
--Au clair de la lune! dit Corcoran, tout pensif. 
--Seigneur, reprit Ali, elle n'est pas tout à fait seule. 
--Ah! ah! Est-ce que tu vas lui tenir compagnie? 
--Moi! seigneur, je m'en garderais bien. J'ai voulu la suivre hier au soir; mais elle n'aime 
pas qu'on la surveille. Elle s'est retournée si brusquement vers moi, que j'ai couru jusqu'au 
palais sans m'arrêter. 
--Mais enfin, comment sais-tu qu'elle n'était pas seule? 
[Illustration: Louison retrouve son frère. (Page 25.)] 
--A peine rentré dans le palais, je montai sur le toit en terrasse, et, grâce au clair de lune, 
j'aperçus la tigresse qui était étendue sur le mur du parc et qui avait l'air d'écouter un 
discours.... Tout à coup, celui que je ne voyais pas prit son élan et sauta sur le mur. Je vis 
sa tête et ses griffes, car c'était un grand et fort tigre d'une beauté admirable; mais 
Louison fut sans doute mécontente, car d'un coup de griffe elle le repoussa et le fit 
dégringoler dans le fossé. Il ne se tint pas pour battu et continua son discours; mais il 
n'osa pas renouveler l'assaut, car le mur a plus de trente pieds de haut, et il avait dû se 
fouler au moins une patte. Enfin, il se retira en rugissant. 
--Ma foi, dit Corcoran, il faudra que je voie cela.» 
 
III 
Grande bataille. 
Dès le soir même, vers six heures Corcoran se mit à l'affût dans le parc. Par précaution et 
de peur d'avoir à lutter contre le compagnon de Louison, il prit un revolver. 
Il avait tort. Il ne faut jamais se mêler, sans nécessité, des affaires de son prochain, et 
même de ses plus intimes amis; au reste, Corcoran fut sévèrement puni de sa curiosité, 
ainsi qu'on le verra bientôt. 
Vers six heures un quart, assis sur le mur, à quelques pas de l'endroit désigné, il entendit 
un grand bruit de feuilles froissées. C'était l'étranger qui se rendait à son poste, dans le 
fossé, au pied du mur, et qui annonça tout d'abord sa présence par un rugissement voilé, 
comme s'il eût voulu (et c'était, en effet, son intention) n'être entendu que de Louison. 
Celle-ci ne se fit pas attendre. Elle s'élança d'un bond sur le mur, jeta un regard distrait 
dans le fossé et, sans s'émouvoir de la présence de Corcoran, qu'elle voyait très-bien, 
écouta le discours du grand tigre. 
Il a été longtemps à la mode de croire que les animaux n'avaient qu'un vague instinct et
qu'ils ne raisonnaient ni ne sentaient. Descartes l'a dit; Malebranche l'a confirmé; tous 
deux se sont appuyés sur le témoignage de plusieurs illustres philosophes:--ce qui prouve 
que les savants n'ont pas le sens commun. 
Que Malebranche m'explique, si c'est possible, pourquoi le tigre venait régulièrement 
tous les soirs faire visite à Louison, et quel scrupule de délicatesse empêchait celle-ci de 
le suivre au fond des bois et de reprendre sa liberté. C'était (qui pourrait en douter?) 
l'amitié de Corcoran qui la retenait à Bhagavapour. Ils se connaissaient et s'aimaient 
depuis si longtemps, que rien ne semblait plus pouvoir les séparer. 
Ils se séparèrent pourtant. 
La conversation du grand tigre et de Louison devait être intéressante, car elle était fort 
animée. Corcoran, qui prêtait l'oreille et qui entendait la langue des tigres aussi bien que 
le japonais et le mandchou, la traduisit à peu près ainsi: 
«O ma chère soeur aux yeux fauves, qui brillent dans la nuit sombre comme les étoiles du 
ciel, disait le tigre, viens à moi et quitte cet odieux séjour. Laisse là ces lambris dorés et 
ce palais magnifique. Souviens-toi de Java, cette belle et chère patrie, où nous avons 
passé ensemble notre première enfance. C'est de là que je suis venu en nageant d'île en île 
jusqu'à Singapore, et redemandant ma soeur à tous les tigres de l'Asie. J'ai parcouru 
depuis trois ans Java, Sumatra, Bornéo. J'ai fouillé toute la presqu'île de Malacca, j'ai 
interrogé tous ceux du royaume de Siam, dont le pelage est si soyeux et si lustré, tous 
ceux d'Ava et de Rangoun, dont la voix retentit comme un éclat de tonnerre, tous ceux de 
la vallée du Gange, qui règnent sur le plus beau pays de la terre. Enfin je te retrouve! 
Viens au bord du fleuve limpide, au milieu des vertes forêts. Mon palais, à moi, c'est la    
    
		
	
	
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