Au large de lÉcueil | Page 3

Hector Bernier
Canadiens-Fran?ais, pétrie définitivement par les prêtres du Séminaire de Québec, l'ame du jeune homme était profondément chrétienne. Au premier choc, ils s'en étaient fait l'aveu loyal. S'entretenaient-ils d'art, de littérature, d'histoire, de morale, toujours revenait, t?t ou tard, l'antagonisme entre le Hasard et la Providence, la la?que et la confessionnelle, les Loges et Borne, Renan et le Christ. La libre-penseuse et le croyant ne pouvaient s'y habituer, et quelques secondes leur étaient nécessaires pour franchir le mur qui les avait brusquement séparés.
Jules Hébert, le premier, triompha du malaise et voulut le dissiper.
--Je ne doute pas, Mademoiselle Delorme, que vous ayez réservé, dans votre écrin, une place au joyau le plus riche..., dit-il.
--A l'amour? C'est bien là votre pensée, n'estce pas? lui répondit-elle, encore triste. Oui, Monsieur, il y en a une qui attend, qui est même un peu lasse d'attendre... L'Amour me semble un capricieux personnage, aussi avare de ses dons que prodigue de ses mensonges... Mon rêve de seize an?, fait de soleil et de printemps, commence à languir. Il y a moins de sève dans les branches, quelques feuilles tombent. Hatez-vous, Messire Amour, avant que l'arbre meure...
--Un jour, il vous rencontrera au bord d'une source, il se penchera sur elle, remplira le creux de sa main, et plus vous boirez, plus vous aurez soif... Mais est-il vrai que le papillon rose ne vous effleura jamais de son vol?...
--J'ai cru parfois entendre ses ailes tout près de mon front... Je le lui offrais pour qu'il s'y pose, et je n'entendais déjà plus rien...
--Je n'ai pas même connu ce sentimentalisme vague dont vous parlez si bien..., reprit-il. Le papillon rose n'égara jamais ses ailes entre les quatre murs du vieux collège où je fus pensionnaire, et l'été, je courais les bois du Saguenay, les lacs des Laurentides, les champs de la ferme patriarcale, ou je louvoyais dans l'Anse de Kamouraska. La grande nature était mon amoureuse... L'Université vint, et mes jeunes amies de Québec respectèrent la sérénité de mon coeur...
Il s'attendrit, lorsque je songe qu'une jolie Québecquoise est née pour moi...
--Peut-être, en votre absence, a-t-elle achevé de grandir pour vous..., fit-elle, songeuse.
--Oh! je la reconna?trai entre toutes, et ce sera alors l'idylle sans fin... C'est bien le moment d'y songer, d'ailleurs... Voyez-vous, ?a et là, sur la berge, les chaloupes fines. Elles attendent la marée. Quand elle les aura rejointes, ce soir, les amoureux s'y embarqueront avec leurs belles. Les rames feront leur besogne sans bruit. Le grand silence sera plein de choses qu'on murmure. Tout-à-coup, une fusée de rires joyeux éclatera dans l'espace, une chanson canadienne montera vers les étoiles...
--Quel est donc ce village où séjourne le bonheur?... demanda Marguerite. Je suis jalouse des femmes qui l'habitent...
--Saint-Laurent de l'Ile, une villégiature canadienne-fran?aise... Les villas s'échelonnent entre deux lignes d'érables... Les fleurs viennent bien dans les jardina... Avant longtemps, les voitures conduiront les heureux sur la colline que vous apercevez plus loin... Les enfante iront cueillir les cerises sauvages... Dans quelques heures, le quai se couvrira de robes claires et d'ombrelles légères, un vapeur de Québec accostera, rendra les maris à leurs épouses, les frères à leurs soeurs, les gar?ons à leurs jeunes filles... A table, l'appétit sera ferme... On causera, sous les arbres, jusqu'à la nuit...
--Que c'est joli, aussi, la rive opposée!... Est-ce un autre séjour de vacances?...
--Non, Mademoiselle, il n'y a là que les fermes? de Beaumont... Autrefois, c'était la forêt... La hache du colon l'a terrassée... Le sol était bon: voilà pourquoi, depuis longtemps, chaque année, une pareille moisson m?rit au soleil...
--J'éprouve une sympathie curieuse pour ces colons dont vous m'avez déjà vanté l'héro?sme...
--Permettez-moi de vous raconter un incident que me rappelle l'endroit où nous sommes, dit-il. J'avais quinze ans et j'étais venu voir un ami à Saint-Laurent... Un matin que le vent, assez fort, soufflait du bas de la rivière, nous sort?mes de la petite baie qui est là... Une bourrasque violente et lache coucha la voile, et la chaloupe tourna...
--J'ai failli ne jamais vous conna?tre! s'écria-t-elle, devenue très pale.
Cette émotion spontanée, vraie, inattendue troubla profondément le jeune homme. Une tristesse, inconnue jusqu'alors, lui tomba dans le coeur... Il lui fallait dire quelque chose. Expliquer comment ils s'étaient sauvés lui parut ridicule. Il comprit qu'il ne devait pas révéler à sa compagne le bouleversement qui le tenait. Il réalisa, confusément, dans une de ces secondes où le passé nous accourt à une allure vertigineuse, quelle place elle avait prise en lui, quel souvenir la Parisienne laisserait derrière elle. Tant de choses lui faisaient oublier qu'elle était Voltairienne: l'imprévu de son esprit, la richesse de son intelligence, l'honnêteté de son ame, la grace de ses mouvements, la lumière de son sourire, le raffinement de son langage, la sympathie toujours sur le qui-vive, l'intérêt passionné qu'elle avait eu tout de suite pour la race canadienne-fran?aise. Elle avait ces
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