que l'un sur 
l'autre ils exerçaient. Marguerite Delorme, fille d'un père jacobin et 
d'une mère esclave de son époux, avait eu l'esprit façonné par l'école 
sans Dieu. Tandis qu'ensemencée par de vrais parents 
Canadiens-Français, pétrie définitivement par les prêtres du Séminaire 
de Québec, l'âme du jeune homme était profondément chrétienne. Au 
premier choc, ils s'en étaient fait l'aveu loyal. S'entretenaient-ils d'art, 
de littérature, d'histoire, de morale, toujours revenait, tôt ou tard, 
l'antagonisme entre le Hasard et la Providence, la laïque et la 
confessionnelle, les Loges et Borne, Renan et le Christ. La 
libre-penseuse et le croyant ne pouvaient s'y habituer, et quelques 
secondes leur étaient nécessaires pour franchir le mur qui les avait 
brusquement séparés. 
Jules Hébert, le premier, triompha du malaise et voulut le dissiper. 
--Je ne doute pas, Mademoiselle Delorme, que vous ayez réservé, dans 
votre écrin, une place au joyau le plus riche..., dit-il. 
--A l'amour? C'est bien là votre pensée, n'estce pas? lui répondit-elle, 
encore triste. Oui, Monsieur, il y en a une qui attend, qui est même un 
peu lasse d'attendre... L'Amour me semble un capricieux personnage, 
aussi avare de ses dons que prodigue de ses mensonges... Mon rêve de 
seize an?, fait de soleil et de printemps, commence à languir. Il y a 
moins de sève dans les branches, quelques feuilles tombent. Hâtez-vous, 
Messire Amour, avant que l'arbre meure...
--Un jour, il vous rencontrera au bord d'une source, il se penchera sur 
elle, remplira le creux de sa main, et plus vous boirez, plus vous aurez 
soif... Mais est-il vrai que le papillon rose ne vous effleura jamais de 
son vol?... 
--J'ai cru parfois entendre ses ailes tout près de mon front... Je le lui 
offrais pour qu'il s'y pose, et je n'entendais déjà plus rien... 
--Je n'ai pas même connu ce sentimentalisme vague dont vous parlez si 
bien..., reprit-il. Le papillon rose n'égara jamais ses ailes entre les 
quatre murs du vieux collège où je fus pensionnaire, et l'été, je courais 
les bois du Saguenay, les lacs des Laurentides, les champs de la ferme 
patriarcale, ou je louvoyais dans l'Anse de Kamouraska. La grande 
nature était mon amoureuse... L'Université vint, et mes jeunes amies de 
Québec respectèrent la sérénité de mon coeur... 
Il s'attendrit, lorsque je songe qu'une jolie Québecquoise est née pour 
moi... 
--Peut-être, en votre absence, a-t-elle achevé de grandir pour vous..., 
fit-elle, songeuse. 
--Oh! je la reconnaîtrai entre toutes, et ce sera alors l'idylle sans fin... 
C'est bien le moment d'y songer, d'ailleurs... Voyez-vous, ça et là, sur la 
berge, les chaloupes fines. Elles attendent la marée. Quand elle les aura 
rejointes, ce soir, les amoureux s'y embarqueront avec leurs belles. Les 
rames feront leur besogne sans bruit. Le grand silence sera plein de 
choses qu'on murmure. Tout-à-coup, une fusée de rires joyeux éclatera 
dans l'espace, une chanson canadienne montera vers les étoiles... 
--Quel est donc ce village où séjourne le bonheur?... demanda 
Marguerite. Je suis jalouse des femmes qui l'habitent... 
--Saint-Laurent de l'Ile, une villégiature canadienne-française... Les 
villas s'échelonnent entre deux lignes d'érables... Les fleurs viennent 
bien dans les jardina... Avant longtemps, les voitures conduiront les 
heureux sur la colline que vous apercevez plus loin... Les enfante iront 
cueillir les cerises sauvages... Dans quelques heures, le quai se couvrira
de robes claires et d'ombrelles légères, un vapeur de Québec accostera, 
rendra les maris à leurs épouses, les frères à leurs soeurs, les garçons à 
leurs jeunes filles... A table, l'appétit sera ferme... On causera, sous les 
arbres, jusqu'à la nuit... 
--Que c'est joli, aussi, la rive opposée!... Est-ce un autre séjour de 
vacances?... 
--Non, Mademoiselle, il n'y a là que les fermes» de Beaumont... 
Autrefois, c'était la forêt... La hache du colon l'a terrassée... Le sol était 
bon: voilà pourquoi, depuis longtemps, chaque année, une pareille 
moisson mûrit au soleil... 
--J'éprouve une sympathie curieuse pour ces colons dont vous m'avez 
déjà vanté l'héroïsme... 
--Permettez-moi de vous raconter un incident que me rappelle l'endroit 
où nous sommes, dit-il. J'avais quinze ans et j'étais venu voir un ami à 
Saint-Laurent... Un matin que le vent, assez fort, soufflait du bas de la 
rivière, nous sortîmes de la petite baie qui est là... Une bourrasque 
violente et lâche coucha la voile, et la chaloupe tourna... 
--J'ai failli ne jamais vous connaître! s'écria-t-elle, devenue très pâle. 
Cette émotion spontanée, vraie, inattendue troubla profondément le 
jeune homme. Une tristesse, inconnue jusqu'alors, lui tomba dans le 
coeur... Il lui fallait dire quelque chose. Expliquer comment ils s'étaient 
sauvés lui parut ridicule. Il comprit qu'il ne devait pas révéler à sa 
compagne le bouleversement qui le tenait. Il réalisa, confusément, dans 
une de ces secondes où le passé nous accourt à une allure vertigineuse, 
quelle place elle avait prise en lui, quel souvenir la Parisienne laisserait 
derrière elle. Tant de choses lui faisaient oublier qu'elle était 
Voltairienne: l'imprévu    
    
		
	
	
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