Au large de lÉcueil | Page 4

Hector Bernier
grands yeux qui veulent tout comprendre... Et quand elle les dirigeait vers lui, avides de ses paroles, il sentait que celles-ci devenaient plus chaudes, plus vibrantes, souvent plus douces... Une chevelure sombre couronnait ai tête... Et quand la brise du large affolait les mèches brunes, il se croyait meilleur... Un jour que l'on frissonnait et que des couvertures de laine l'enveloppaient presque toute, il e?t voulu garder le froid loin d'elle... il ne pouvait séparer son visage d'un portrait de jeune fille par Greuze qui l'avait touché, alors qu'il était plus jeune: c'était la même suavité du regard, la même finesse des détails, la même ardeur voilée sous le repos des traits... Et quand elle était silencieuse, il revoyait l'image de Greuze dans sa chambre... Le paquebot, insouciant, avait dévoré l'étendue... Jules eut la sensation que cela ne recommencerait plus jamais...
--Ainsi, Mademoiselle, vous n'en voulez pas au chef de service qui nous a donné, à table, les sièges voisins..., lui dit-il, avec douceur.
--Non, Monsieur, la destinée fait bien les choses, évidemment...
--Le voyage est fini, bien fini... Avant longtemps, nous serons en face de Québec...
--Le navire file à grande vitesse, ajouta-t-elle. Saint-Laurent fuit à l'arrière... C'est égal, il se dépêche trop...
--Je vous remercie d'avoir été aussi bonne pendant la traversée...
--Je le fus malgré moi...
--Cela ne s'oublie pas, je le devine, reprit-il. Je ne me comprends pas: mon père m'attend au port, et je serai bient?t dans les bras de ma mère et de ma soeur...
--Oh! qu'elle doit être gentille, votre soeur!...
--Avez-vous un frère? demanda-t-il, un peu taquin.
--Non, hélas!
--C'est dommage, il serait délicieux... Eh bien, oui! ma joie de les revoir est vive, et cependant, j'ai comme un regret qui m'attache à ce vaisseau...
--Allons! pourquoi ne pas jouir des derniers moments sans tristesse? g'écria-t-elle. Mes parents séjourneront quelques semaines à Québec... Nous nous reverrons, je l'espère, et prolongerons ensemble le charme de la traversée... Cela vous va-t-il?
--Comment vous refuser?... Tout de même, cela achève...
--Tout achève, murmura-t-elle. Tenez! nous ne pensons qu'à nous! Allons rejoindre mes parents sur le pont inférieur!
Rien, dans le visage plut?t mélancolique de Gilbert Delorme, ne trahissait le révolutionnaire extrême. Le masque du penseur dissimulait la violence de l'athée. Grand, la taille droite, la démarche alerte, le teint légèrement basané, l'oeil franc, la barbe aristocratique, il n'était pas un type banal. Il collaborait à la feuille la plus audacieuse du socialisme parisien, avait eu largement sa part des honneurs ma?onniques, frayait dans les hautes sphères jacobines, traitait d'égal à égal avec Ferdinand Buisson, l'ennemi de l'enseignement libre, et Gustave Hervé, l'anti-patriote. C'est en face de ce qu'il appelait la superstition maudite que la fureur lui montait au cerveau, que l'insulte lui jaillissait des lèvres. C'était le sectaire gentilhomme dont les belles manières couvrent la haine irréductible, impitoyable.
Acharné dans la guerre à Dieu, il entourait sa femme d'une tendresse infinie. Frêle créature de volonté molle, elle avait été absorbée tout entière par la personnalité ferme de son mari. Et s'il l'aimait tellement, c'est qu'elle ne pensait, ne sentait et n'agissait que par lui. Elle s'habillait merveilleusement, avait le go?t inné de ce qu'il fallait à sa beauté mignonne, et tous admiraient cette poupée vivante.
Gilbert Delorme était sensible à la poésie des paysages. Les rives du Saint-Laurent l'avaient ravi, et sa femme l'avait écouté, subjuguée à son tour. A ce moment, les émigrants, parqués sur l'entrepont, retenaient leur attention.
--Je me demande ce que ces gens pensent de leur nouvelle patrie, disait Gilbert à sa compagne.
--Crois-tu que cela leur importe?... Ils me font l'effet d'être assez abrutis, lui répondit-elle, attendant ce qu'il en penserait.
--Parions que, vous aussi, mes chers parents, vous n'êtes pas descendus, que vous vous êtes nourris de soleil et de verdure, interrompit Marguerite qui, les séparant, s'accrochait à leurs bras.
Le père eut, pour elle, un regard d'adoration. Il avait un culte pour cette enfant de vingt ans. Elle était, dans son existence, l'incarnation de ce que pouvait créer la morale la?que, la preuve que la religion n'était pas nécessaire à l'éclosion de la vertu. Elle était son argument suprême contre ses adversaires. Il l'avait fa?onnée à l'image de son idéal, et l'empreinte resterait toujours. Sans doute, elle était lui, mais sans la haine.
--En effet, Monsieur, dit Gilbert, accueillant le jeune Canadien, de fleuve n'est pas un magicien ordinaire, il permet aux gens de vivre sans manger... Vous arrivez bien! Madame Delorme aimerait à savoir l'accueil que les émigrants font à leur nouvelle patrie...
--Dans les yeux tristes des uns, Madame, ce doit, être la vision de leur patrie qui demeure... Les autres entrevoient le Canada dans un mirage d'or... Il y a des familles entières, regardez celle-ci... des Slaves peut-être... N'est-ce pas un groupe touchant? Ils viennent à la conquête du pain... De ses petites mains, le bébé salue la rive... Ils s'attacheront au sol qui leur donnera le bonheur...
--Oh!
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 71
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.