GEORGE SAND. 
Nohant, avril 1851.
I. 
Il y a encore au fond de nos provinces de France un peu de vieille et bonne noblesse qui 
prend bravement son parti sur les vicissitudes politiques, là par générosité, ici par 
stoïcisme, ailleurs par apathie. Je sais d'anciens seigneurs qui portent des sabots, et 
boivent leur piquette sans se faire prier. Ils ne font plus ombrage à personne; et si le 
présent n'est pas brillant pour eux, du moins n'ont-ils rien à craindre de l'avenir. 
Il faut reconnaître que parmi ces gens-là on rencontre parfois des caractères solidement 
trempés et vraiment faits pour traverser les temps d'orages. Plus d'un qui se serait débattu 
en vain contre sa nature épaisse, s'il eût succédé paisiblement à ses ancêtres, s'est fort 
bien trouvé de venir au monde avec la force physique et l'insouciance d'un rustre. Tel 
était le marquis de Morand. Il sortait d'une riche et puissante lignée, et pourtant s'estimait 
heureux et fier de posséder un petit vieux castel et un domaine d'environ deux cent mille 
francs. 
Sans se creuser la cervelle pour savoir si ses aïeux avaient eu une plus belle vie dans leurs 
grands fiefs, il tirait tout le parti possible de son petit héritage; il y vivait comme un 
véritable laird écossais, partageant son année entre les plaisirs de la chasse et les soins de 
son exploitation; car, selon l'usage des purs campagnards, il ne s'en remettait à personne 
des soucis de la propriété. Il était à lui-même son majordome, son fermier et son métayer; 
même on le voyait quelquefois, au temps de la moisson ou de la fenaison, impatient de 
serrer ses denrées menacées par une pluie d'orage, poser sa veste sur un râteau planté en 
terre, donner de l'aisance aux courroies élastiques qui soutenaient son haut-de-chausses 
sur son ventre de Falstaff, et, s'armant d'une fourche, passer la gerbe aux ouvriers. 
Ceux-ci, quoique essoufflés et ruisselants de sueur, se montraient alors empressés, 
facétieux et pleins de bon vouloir; car ils savaient que le digne seigneur de Morand, en 
s'essuyant le front au retour, leur versait le coup d'embauchage pour la semaine suivante, 
et ferait en vin de sa cave plus de dépense que l'eau de pluie n'eût causé de dégâts sur sa 
récolte. 
Malgré ces petites inconséquences, le hobereau faisait bon usage de sa vigueur et de son 
activité. Il mettait de côté chaque année un tiers de son revenu, et, de cinq ans en cinq ans, 
on le voyait arrondir son domaine de quelque bonne terre labourable ou de quelque beau 
carrefour de hêtre et de chêne noir. Du reste, sa maison était honorable sinon élégante, sa 
cuisine confortable sinon exquise, son vin généreux, ses bidets pleins de vigueur, ses 
chiens bien ouverts et bien évidés au flanc, ses amis nombreux et bons buveurs, ses 
servantes hautes en couleur et quelque peu barbues. Dans son jardin fleurissaient les plus 
beaux espaliers du pays; dans ses prés paissaient les plus belles vaches; enfin, quoique les 
limites du château et de la ferme ne fussent ni bien tracées ni bien gardées, quoique les 
poules et les abeilles fussent un peu trop accoutumées au salon, que la saine odeur des 
étables pénétrât fortement dans la salle à manger, il n'est pas moins certain que la vie 
pouvait être douce, active, facile et sage derrière les vieux murs du château de Morand. 
Mais André de Morand, le fils unique du marquis, n'en jugeait pas ainsi; il faisait de vains 
efforts pour se renfermer dans la sphère de cette existence, qui convenait si bien aux 
goûts et aux facultés de ceux qui l'entouraient. Seul et chagrin parmi tous ces gens
occupés d'affaires lucratives et de commodes plaisirs, il s'adressait des questions 
dangereuses: «A quoi bon ces fatigues, et que sont ces jouissances? Travailler pour 
arriver à ce but, est-ce la peine? Quel est le plus rude, de se condamner à ces amusements 
ou de se laisser tuer par l'ennui?» Toutes ses idées tournaient dans ce cercle sans issue, 
tous ses désirs se brisaient à des obstacles grossiers, insurmontables. Il éprouvait le 
besoin de posséder ou de sentir tout ce qui était ignoré de ses proches; mais ceux dont il 
dépendait ne s'en souciaient point, et résistaient à sa fantaisie sans se donner la peine de 
le contredire. 
Lorsque son père s'était décidé à lui donner un précepteur, ç'avait été par des raisons 
d'amour-propre, et nullement en vue des avantages de l'éducation. Soit disposition 
invétérée, soit l'effet du désaccord établi par cette éducation entre lui et les hommes qui 
l'entouraient, le caractère d'André était devenu de plus en plus insolite et singulier aux 
yeux de sa famille. Son enfance avait été maladive et taciturne. Dans son âge de puberté, 
il se montra mélancolique, inquiet, bizarre. Il sentit de grandes ambitions fermenter en lui, 
monter par bouffées, et tomber    
    
		
	
	
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