Aline et Valcour, tome II | Page 9

D.A.F. de Sade
à ce que la nature a de plus parfait.--Donnez-le moi: demain
matin à cette même heure, je vous dirai si votre femme est dans le serrail. Le Sultan
m'honore de ses bontés: je lui peindrai le désespoir d'un homme de ma nation; il me dira
s'il possède ou non cette femme; mais réfléchissez-y bien, peut-être allez-vous accroître
votre malheur: s'il l'a, je ne vous réponds pas qu'il me la rende.... Juste ciel! elle serait
dans ces murs, et je ne pourrais l'en arracher.... Oh! Monsieur, que me dites-vous?

peut-être aimerai-je mieux l'incertitude.--Choisissez.--Agissez, Monsieur, puisque vous
voulez bien vous intéresser à mes malheurs; agissez: et si le Sultan possède Léonore, s'il
se refuse à me la rendre, j'irai mourir de douleur aux pieds des murs de son serrail; vous
lui ferez savoir ce que lui coûte sa conquête; vous lui direz qu'il ne l'achète qu'aux
dépends de la vie d'un infortuné.
Le Comte me serra la main, partagea ma douleur, la respecta et la servit, bien différent en
cela de ces ministres ordinaires, qui, tout bouffis d'une vaine gloire, accordent à peine à
un homme le tems de peindre ses malheurs, le repoussent avec dureté, et comptent au
rang de leurs momens perdus ceux que la bienséance les oblige à prêter l'oreille aux
malheureux.
Gens en place, voilà votre portrait: vous croyez nous en imposer en alléguant sans cesse
une multitude d'affaires, pour prouver l'impossibilité de vous voir et de vous parler; ces
détours, trop absurdes, trop usés, pour en imposer encore, ne sont bons qu'à vous faire
mépriser; ils ne servent qu'à faire médire de la nation, qu'à dégrader son gouvernement. O
France! tu t'éclaireras un jour, je l'espère: l'énergie de tes citoyens brisera bientôt le
sceptre du despotisme et de la tyrannie, et foulant à tes pieds les scélérats qui servent l'un
et l'autre, tu sentiras qu'un peuple libre par la nature et par son génie, ne doit être
gouverné que par lui-même[4].
Dès le même soir, le Comte de Fierval me fit dire qu'il avait à me parler, j'y
courus.--Vous pouvez, me dit-il, être parfaitement sûr que Léonore n'est point au serrail;
elle n'est même point à Constantinople. Les horreurs qu'on a mis à Venise sur le compte
de cette Cour n'existent plus: depuis des siècles on ne fait point ici le métier de corsaire;
un peu plus de réflexion m'aurait fait vous le dire, si j'eusse été occupé d'autre chose,
quand vous m'en avez parlé, que du plaisir de vous être utile. A supposer que Venise ne
vous en a point imposé sur le fait, et que réellement Léonore ait été enlevée par des
barques déguisées, ces barques appartiennent aux États Barbaresques, qui se permettent
quelquefois ce genre de piraterie; ce n'est donc que là qu'il vous sera possible d'apprendre
quelque chose. Voilà le portrait que vous m'avez confié; je ne vous retiens pas plus
long-tems dans cette Capitale.--Si vos parens faisaient des recherches, si l'on m'envoyait
quelques ordres, je serais obligé de changer la satisfaction réelle que je viens d'éprouver
en vous servant, contre la douleur de vous faire peut-être arrêter.... Eloignez-vous.... Si
vous poursuivez vos recherches, dirigez-les sur les cotes d'Afrique.... Si vous voulez
mieux faire, retournez en France, il sera toujours plus avantageux pour vous de faire la
paix avec vos parens, que de continuer à les aigrir par une plus longue absence.
Je remerciai sincèrement le Comte, et la fin de son discours m'ayant fait sentir qu'il serait
plus prudent à moi de lui déguiser mes projets, que de lui en faire part... que peut-être
même il désirait que j'agisse ainsi; je le quittai, le comblant des marques de ma
reconnaissance, et l'assurant que j'allais réfléchir à l'un ou l'autre des plans que son
honnêteté me conseillait.
Je n'avais ni payé, ni congédié ma felouque; je fis venir le patron, je lui demandai s'il était
en état de me conduire à Tunis. «Assurément, me dit-il, à Alger, à Maroc, sur toute la
côte d'Afrique, votre Excellence n'a qu'à parler». Trop heureux dans mon malheur de

trouver un tel secours; j'embrassai ce marinier de toute mon âme.--O brave homme! lui
dis-je avec transport... ou il faut que nous périssions ensemble, ou il faut que nous
retrouvions Léonore.
Il ne fut pourtant pas possible de partir, ni le lendemain, ni le jour d'après: nous étions
dans une saison où ces parages sont incertains; le tems était affreux: nous attendîmes. Je
crus inutile de paraître davantage chez le Ministre de France.... Que lui dire? Peut-être
même le servais-je en n'y reparaissant plus. Le ciel s'éclaircit enfin, et nous nous mîmes
en mer; mais ce calme n'était que trompeur: la mer ressemble à la fortune, il ne faut
jamais se défier autant d'elle, que quand elle nous rit le plus.
A peine eûmes-nous quitté l'Archipel, qu'un vent impétueux troublant
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