Alcools | Page 2

Guillaume Apollinaire
avec la volante machine
Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d'autobus
mugissants près de toi roulent
L'angoisse de l'amour te serre le gosier
Comme si tu ne
devais jamais plus être aimé
Si tu vivais dans l'ancien temps tu entrerais dans un
monastère Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de
toi et comme le feu de l'Enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta
vie
C'est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de
près
Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C'était et je voudrais ne
pas m'en souvenir c'était au déclin de la beauté
Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m'a regardé à Chartres Le sang de votre
Sacré-Coeur m'a inondé à Montmartre
Je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses

L'amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l'image qui te possède te fait
survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse
C'est toujours près de toi cette image qui
passe
Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
Sous les citronniers qui sont en fleur toute
l'année
Avec tes amis tu te promènes en barque
L'un est Nissard il y a un
Mentonasque et deux Turbiasques

Nous regardons avec effroi les poulpes des
profondeurs
Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur
Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague
Tu te sens tout heureux une
rose est sur la table
Et tu observes au lieu d'écrire ton conte en prose
La cétoine qui
dort dans le coeur de la rose
Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
Tu étais triste à mourir le jour
où tu t'y vis
Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
Les aiguilles de l'horloge du
quartier juif vont à rebours
Et tu recules aussi dans ta vie lentement
En montant au
Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques

Te voici à Marseille au milieu des pastèques
Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant
Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon
Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit
se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
Je m'en souviens j'y ai passé trois jours et autant à Gouda
Tu es à Paris chez le juge d'instruction
Comme un criminel on te met en état
d'arrestation
Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t'apercevoir du mensonge et de
l'âge
Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans
J'ai vécu comme un fou et j'ai
perdu mon temps
Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur
celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté
Tu regardes les yeux pleins de larmes ces
pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils
emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme
les rois-mages
Ils espèrent gagner de l'argent dans l'Argentine
Et revenir dans leur
pays après avoir fait fortune
Une famille transporte un édredon rouge comme vous
transportez votre coeur
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
Quelques-uns de
ces émigrants restent ici et se logent
Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des
bouges
Je les ai vus souvent le soir ils prennent l'air dans la rue Et se déplacent
rarement comme les pièces aux échecs
Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent
perruque
Elles restent assises exsangues au fond des boutiques
Tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les
malheureux
Tu es la nuit dans un grand restaurant
Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus
laide a fait souffrir son amant
Elle est la fille d'un sergent de ville de Jersey
Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercées
J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre
J'humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche

Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues
La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive
C'est Ferdine la fausse ou Léa l'attentive
Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches
d'Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance Ce
sont les Christ inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil cou coupé
LE PONT MIRABEAU
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La
joie venait toujours après la peine.
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de
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