que tendre 
qu'elle leur montrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu'on lui faisait à 
bonne intention quelque remarque sur ce que ses enfants grandissaient, sur les talents 
qu'ils promettaient d'avoir, sur la carrière qu'ils auraient à suivre, on la voyait pâlir de
l'idée qu'il faudrait qu'un jour elle leur avouât leur naissance. Mais le moindre danger, 
une heure d'absence, la ramenait à eux avec une anxiété où l'on démêlait une espèce de 
remords, et le désir de leur donner par ses caresses le bonheur qu'elle n'y trouvait pas 
elle-même. Cette opposition entre ses sentiments et la place qu'elle occupait dans le 
monde avait rendu son humeur fort inégale. Souvent elle était rêveuse et taciturne; 
quelquefois elle parlait avec impétuosité. Comme elle était tourmentée d'une idée 
particulière, au milieu de la conversation la plus générale, elle ne restait jamais 
parfaitement calme. Mais, par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de 
fougueux et d'inattendu qui la rendait plus piquante qu'elle n'aurait dû l'être naturellement. 
La bizarrerie de sa position suppléait en elle à la nouveauté des idées. On l'examinait 
avec intérêt et curiosité comme un bel orage. 
Offerte à mes regards dans un moment où mon coeur avait besoin d'amour, ma vanité de 
succès, Ellénore me parut une conquête digne de moi. Elle-même trouva du plaisir dans 
la société d'un homme différent de ceux qu'elle avait vus jusqu'alors. Son cercle s'était 
composé de quelques amis ou parents de son amant et de leurs femmes, que l'ascendant 
du comte de P** avait forcées à recevoir sa maîtresse. Les maris étaient dépourvus de 
sentiments aussi bien que d'idées; les femmes ne différaient de leurs maris que par une 
médiocrité plus inquiète et plus agitée, parce qu'elles n'avaient pas, comme eux, cette 
tranquillité d'esprit qui résulte de l'occupation et de la régularité des affaires. Une 
plaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélange particulier de 
mélancolie et de gaieté, de découragement et d'intérêt, d'enthousiasme et d'ironie 
étonnèrent et attachèrent Ellénore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement à la 
vérité, mais toujours avec vivacité, quelquefois avec grâce. Ses idées semblaient se faire 
jour à travers les obstacles, et sortir de cette lutte plus agréables, plus naïves et plus 
neuves; car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et les débarrassent de ces 
tournures qui les font paraître tour à tour communes et affectées. Nous lisions ensemble 
des poètes anglais; nous nous promenions ensemble. J'allais souvent la voir le matin; j'y 
retournais le soir; je causais avec elle sur mille sujets. 
Je pensais faire, en observateur froid et impartial, le tour de son caractère et de son esprit; 
mais chaque mot qu'elle disait me semblait revêtu d'une grâce inexplicable. Le dessein de 
lui plaire, mettant dans ma vie un nouvel intérêt, animait mon existence d'une manière 
inusitée. J'attribuais à son charme cet effet presque magique: j'en aurais joui plus 
complètement encore sans l'engagement que j'avais pris envers mon amour-propre. Cet 
amour-propre était en tiers entre Ellénore et moi. Je me croyais comme obligé de marcher 
au plus vite vers le but que je m'étais proposé: je ne me livrais donc pas sans réserve à 
mes impressions. Il me tardait d'avoir parlé, car il me semblait que je n'avais qu'à parler 
pour réussir. Je ne croyais point aimer Ellénore; mais déjà je n'aurais pu me résigner à ne 
pas lui plaire. Elle m'occupait sans cesse: je formais mille projets; j'inventais mille 
moyens de conquête, avec cette fatuité sans expérience qui se croit sûre du succès parce 
qu'elle n'a rien essayé. 
Cependant une invincible timidité m'arrêtait: tous mes discours expiraient sur mes lèvres, 
ou se terminaient tout autrement que je ne l'avais projeté. Je me débattais intérieurement: 
j'étais indigné contre moi-même.
Je cherchai enfin un raisonnement qui pût me tirer de cette lutte avec honneur à mes 
propres yeux. Je me dis qu'il ne fallait rien précipiter, qu'Ellénore était trop peu préparée 
à l'aveu que je méditais, et qu'il valait mieux attendre encore. Presque toujours, pour vivre 
en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances 
ou nos faiblesses: cela satisfait cette portion de nous qui est pour ainsi dire, spectatrice de 
l'autre. 
Cette situation se prolongea. Chaque jour, je fixais le lendemain comme l'époque 
invariable d'une déclaration positive, et chaque lendemain s'écoulait comme la veille. Ma 
timidité me quittait dès que je m'éloignais d'Ellénore; je reprenais alors mes plans habiles 
et mes profondes combinaisons: mais à peine me retrouvais- je auprès d'elle, que je me 
sentais de nouveau tremblant et troublé. Quiconque aurait lu dans mon coeur, en son 
absence, m'aurait pris pour un séducteur froid et peu sensible; quiconque m'eût aperçu à 
ses côtés eût cru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L'on se serait 
également trompé dans ces deux jugements: il n'y à point d'unité    
    
		
	
	
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