A se tordre | Page 3

Alphonse Allais
pauvre corps de canard s’habitua à ces drogues, et mon infortuné
Ferdinand regagna vite le poids perdu.
Il essaya des plantes vénéneuses à petites doses, et suça quelques
feuilles d’un datura stramonium qui jouait dans les massifs de mon
parrain un rôle épineux et décoratif.
Ferdinand fut malade comme un fort cheval et faillit y passer.
L’électricité s’offrit à son âme ingénieuse, et je le surpris souvent, les
yeux levés vers les fils télégraphiques qui rayaient l’azur, juste
au-dessus de la basse-cour; mais ses pauvres ailes atrophiées refusèrent
de le monter si haut.
Un jour, la cuisinière, impatientée de cette étisie incoercible, empoigna
Ferdinand, lui lia les pattes en murmurant: « Bah! à la casserole, avec
une bonne platée de petits pois! … »
La place me manque pour peindre ma consternation.
Ferdinand n’avait plus qu’une seule aurore à voir luire.

Dans la nuit je me levai pour porter à mon ami le suprême adieu, et
voici le spectacle qui s’offrit à mes yeux:
Ferdinand, les pattes encore liées, s’était traîné jusqu’au seuil de la
cuisine. D’un mouvement énergique de friction alternative, il aiguisait
son bec sur la marche de granit. Puis, d’un coup sec, il coupa la ficelle
qui l’entravait et se retrouva debout sur ses pattes un peu engourdies.
Tout à fait rassuré, je regagnai doucement ma chambre et m’endormis
profondément.
Au matin, vous ne pouvez pas vous faire une idée des cris remplissant
la maison. La cuisinière, dans un langage malveillant, trivial et
tumultueux, annonçait à tous, la fuite de Ferdinand.
-- Madame! Madame! Ferdinand qui a fichu le camp!
Cinq minutes après, une nouvelle découverte la jeta hors d’elle- même:
-- Madame! Madame! Imaginez-vous qu’avant de partir, ce cochon-là a
boulotté tous les petits pois qu’on devait lui mettre avec!
Je reconnaissais bien, à ce trait, mon vieux Ferdinand.
Qu’a-t-il pu devenir, par la suite?
Peut-être a-t-il appliqué au mal les merveilleuses facultés dont la nature,
alma parens, s’était plu à le gratifier.
Qu’importe? Le souvenir de Ferdinand me restera toujours comme
celui d’un rude lapin.
Et à vous aussi, j’espère!
MOEURS DE CE TEMPS-CI
À la fois très travailleur et très bohème, il partage son temps entre
l’atelier et la brasserie, entre son vaste atelier du boulevard Clichy et les
gais cabarets de Montmartre.

Aussi sa mondanité est-elle restée des plus embryonnaires.
Dernièrement, il a eu un portrait à faire, le portrait d’une dame, d’une
bien grande dame, une haute baronne de la finance doublée d’une
Parisienne exquise.
Et il s’en est admirablement tiré.
Elle est venue sur la toile comme elle est dans la vie, c’est-à- dire
charmante et savoureuse avec ce je ne sais quoi d’éperdu.
Au prochain Salon, après avoir consulté un décevant livret, chacun
murmurera, un peu troublé: « Je voudrais bien savoir quelle est cette
baronne. »
Et elle a été si contente de son portrait qu’elle a donné en l’honneur de
son peintre un dîner, un grand dîner.
Au commencement du repas, il a bien été un peu gêné dans sa
redingote inaccoutumée, mais il s’est remis peu à peu.
Au dessert, s’il avait eu sa pipe, sa bonne pipe, il aurait été tout fait
heureux.
On a servi le café dans la serre, une merveille de serre où l’industrie le
l’Orient semble avoir donné rendez-vous à la nature des Tropiques.
Il est tout à fait à son aise maintenant, et il lâche les brides à ses plus
joyeux paradoxes que les convives écoutent gravement, avec un rien
d’ahurissement.
Puis tout en causant, pendant que la baronne remplit son verre d’un
infiniment vieux cognac, il saisit les soucoupes de ses voisins et les
dispose en pile devant lui.
Et comme la baronne contemple ce manège, non sans étonnement, il lui
dit, très gracieux:
-- Laissez, baronne, c’est ma tournée.

EN BORDEE
Le jeune et brillant maréchal des logis d’artillerie Raoul de
Montcocasse est radieux. On vient de le charger d’une mission qui, tout
en flattant son amour-propre de sous-officier, lui assure pour le
lendemain une de ces bonnes journées qui comptent dans l’existence
d’un canonnier.
Il s’agit d’aller à Saint-Cloud avec trois hommes prendre possession
d’une pièce d’artillerie et de la ramener au fort de Vincennes.
Rassurez-vous, lecteurs pitoyables, cette histoire se passe en temps de
paix et, durant toute cette page, notre ami Raoul ne courra pas de
sérieux dangers.
Dès l’aube, tout le monde était prêt, et la petite cavalcade se mettait en
route. Un temps superbe!
-- Jolie journée! fit Raoul en caressant l’encolure de son cheval.
En disant jolie journée, Raoul ne croyait pas si bien dire, car pour une
jolie journée, ce fut une jolie journée.
On arriva à Saint-Cloud sans encombre, mais avec un appétit! Un
appétit d’artilleur qui rêve que ses obus sont en mortadelle!
Très en fonds ce jour-là, Raoul offrit à ses hommes
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