Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun | Page 3

Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
et pour visiter tant
de magnifiques palais dont elle est ornée. Tandis que, dans cette
intention, je me pressais de défaire mes paquets,--Hélas! madame, me
dit l'aubergiste, vous prenez une peine inutile; car, étant Française, vous
ne pouvez passer qu'une nuit ici.
Me voilà au désespoir, d'autant plus que dans le moment même, je vis
entrer un grand homme noir, costumé tout-à-fait comme Bartholo, ce
qui me le fit reconnaître aussitôt pour un messager du gouvernement
papal. Ses habits, son visage pâle et sérieux, lui donnaient un aspect qui
me fit tout-à-fait peur. Il tenait à la main un papier, que je pris
naturellement pour l'ordre de quitter la ville dans les vingt-quatre
heures.--Je sais ce que vous venez m'apprendre, signor, lui dis-je d'un
air assez chagrin.--Je viens vous apporter la permission de rester ici tant
qu'il vous plaira, madame, répondit-il.

On juge de la joie que me donna une aussi bonne nouvelle, et de mon
empressement à profiter de cette faveur[4]. Je me rendis aussitôt à
l'église de Sainte-Agnès, où se trouve placé le tableau du martyre de
cette sainte, peint par le Dominicain. La jeunesse, la candeur est si bien
exprimée sur le beau visage de sainte Agnès, celui du bourreau qui la
frappe d'un poignard forme un si cruel contraste avec cette nature toute
divine, que la vue de cette admirable tableau me saisit d'une pieuse
admiration.
Je m'étais agenouillée devant le chef-d'oeuvre, et les sons de l'orgue me
faisaient entendre l'ouverture d'Iphigénie parfaitement bien exécutée.
Le rapprochement involontaire que je fis entre la jeune victime des
païens et la jeune victime chrétienne, le souvenir du temps si calme et
si heureux où j'avais entendu cette même musique, et la triste pensée
des maux qui pesaient alors sur ma malheureuse patrie, tout oppressa
mon coeur au point que je me mis à pleurer amèrement et à prier Dieu
pour la France. Heureusement j'étais seule dans l'église, et je pus y
rester long-temps, livrée aux émotions si vives qui s'étaient emparées
de mon ame.
En sortant, j'allai visiter plusieurs des palais qui renferment les
chefs-d'oeuvre des grands maîtres de l'école de Bologne, plus féconde
qu'aucune autre école italienne. Il faudrait des volumes pour décrire les
beautés dont le Guide, le Guerchin, les Carraches, le Dominicain, ont
orné ces pompeuses habitations. Dans l'un de ces palais, le custode me
suivait, s'obstinant à me nommer l'auteur de chaque tableau. Cela
m'impatientait beaucoup, et je lui dis doucement qu'il prenait une peine
inutile; que je connaissais tous ces maîtres. Il se contenta donc de
continuer seulement à m'accompagner; mais comme il m'entendait
m'extasier devant les plus beaux ouvrages en nommant le peintre, il me
quitta pour aller dire à mon domestique:--Qui donc est cette dame? j'ai
conduit de bien grandes princesses, mais je n'en ai jamais vue qui s'y
connaisse aussi bien qu'elle.
Le palais Caprara renferme, dans sa première galerie, des trophées
militaires indiens et turcs, dont plusieurs sont la dépouille de généraux
vaincus par la famille Caprara. Le portrait du plus célèbre guerrier de

ce nom est au bout de la galerie, qui, je crois, est unique dans son
genre.
On voit, dans la seconde galerie, une tête de prophète et la Sibylle de
Cumes du Guerchin, dans son meilleur temps; une Ascension du
Dominicain, quelques têtes de Carlo Dolce et du Titien; une Sainte
Famille du Carrache, et deux petits ronds de l'Albane, d'une grande
finesse.
Le palais Bonfigliola possède un beau Saint Jérôme de l'Espagolet, une
Sibylle du Guide, appuyée sur sa main, tenant son papyrus; et plusieurs
autres chefs-d'oeuvre.
Le palais Zampieri: Henri IV et Gabrielle de Rubens; dans la salle
d'Annibal Carrache, la Déposition du Christ, effet de nuit, superbe
tableau. Le portrait de Louis Carrache, peint par lui-même. Un plafond
du Guerchin représentant Hercule qui étouffe Antée, et le Départ
d'Agar, beau tableau, plein d'expression. C'est dans ce palais que l'on
voit le chef-d'oeuvre du Guide, saint Pierre et saint Paul causant
ensemble. Ce tableau réunit toutes les perfections; les moindres détails
y sont d'une telle vérité, que ces deux figures font illusion au point
qu'on croit les entendre parler. C'est bien certainement ce que le Guide
a fait de plus beau.
Trois jours après mon arrivée (le 3 novembre 1789), j'avais été reçue
membre de l'Académie et de l'Institut de Bologne. M. Bequetti, qui en
était le directeur, vint m'apporter lui-même mes lettres de réception.
Je me consolais d'abandonner tant de chefs-d'oeuvre par l'idée de tous
ceux que j'allais trouver à Florence. Après avoir traversé les Apennins
et les montagnes arides de Radico Fani, nous parcourûmes un pays
plein de belles cultures, qui est la limite de la Toscane. À droite du
chemin, on me montra un petit volcan, qui s'enflamme à l'approche
d'une lumière, et que l'on nomme Fuoco di Lagno. Plus loin, le
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