Port-Tarascon | Page 2

Alphonse Daudet
tout n'est pas rose dans l'existence du romancier...
Chose étrange, à mesure que nous approchions de la ville, les chemins se dépeuplaient, les charrettes de vendanges devenaient plus rares. Bient?t nous n'e?mes plus devant nous que la route vide et blanche, et tout autour dans la campagne le large et la solitude du désert.
?C'est bizarre, disait Mistral, tous bas un peu impressionné, on se croirait un dimanche.
-- Si c'était dimanche, nous entendrions les cloches...? ajouta mon fils, sur le même ton, car le silence qui enveloppait la ville et sa banlieue avait quelque chose d'opprimant. Rien, pas une cloche, pas un cri, pas même un de ces bruits de charronnage tintant si clair dans l'atmosphère vibrante du Midi.
Pourtant les premières maisons du faubourg se levaient au bout du chemin; un moulin d'huile, l'octroi crépi à neuf. Nous arrivions.
Et notre stupeur fut grande, à peine engagés dans cette longue rue caillouteuse, de la trouver abandonnée, les portes et les fenêtres closes, sans chien ni chat, enfants ni poules, ni personne, le portail enfumé du maréchal ferrant dégarni des deux roues qui le flanquent à l'ordinaire, les grands rideaux de treillis dont les seuils tarasconnais s'abritent sont les mouches, rentrés, disparus comme les mouches elles-mêmes et l'exquise bouffée de soupe à l'ail que toutes les cuisines auraient d? exhaler à cette heure- là.
Tarascon ne sentant plus l'ail, imagine-t-on une chose pareille!
Mistral et moi, nous nous regardions épouvantés; et, vraiment, il y avait de quoi. S'attendre aux rugissements d'un peuple en délire, et trouver le silence de mort de cette Pompéi!
En ville, où nous pouvions mettre un nom sur tous les logis, sur toutes les boutiques familières à nos yeux depuis l'enfance, cette impression de vide et d'abandon devint encore plus saisissante. Fermée, la pharmacie Bézuquet de la placette, l'armurier Costecalde fermé pareillement, et la confiserie Rébuffat, ?à la renommée des berlingots?. Disparus, les panonceaux du notaire Cambalalette, et l'enseigne sur toile peinte de Marie-Joseph- Spiridion Excourbaniès, fabricant de saucisson d'Arles; car le saucisson d'Arles s'est toujours fait à Tarascon, et je signale en passant ce grand déni de justice historique.
Mais enfin qu'étaient devenus les tarasconnais?
Notre break roulait sur le cours, dans l'ombre tiède des platanes espa?ant leurs troncs blancs et lisses, où plus une cigale ne chantait: envolées aussi les cigales! Et devant la maison de Tartarin, toutes ses persiennes fermées, aveugle et muette comme ses voisines, contre le mur bas du fameux jardinet, plus une caisse de cirage, plus un petit décrotteur pour vous crier: ?Cira, moussu??
L'un de nous dit: ?Il y a peut être le choléra.?
à Tarascon, en effet, quand vient une épidémie, l'habitant déménage et campe sous des tentes à bonne distance de la ville, jusqu'à ce que le mauvais air soit passé.
Sur ce mot de choléra, dont tous les proven?aux ont une peur farouche, le cocher enleva ses bêtes, et quelques minutes après nous stoppions à l'escalier de la gare, perchée tout en haut du grand viaduc qui longe et domine la ville.
Ici nous retrouvions la vie, des voix humaines, des visages. Dans l'entrecroisement des rails, les trains se succédaient sans relache, montée, descente, haltaient avec des claquements de portières, des appels de station.
?Tarascon, cinq minutes d'arrêt..., changement de voiture pour N?mes, Montpellier, Cette...?
Tout de suite Mistral courut au commissaire de surveillance, vieux serviteur qui n'a pas quitté sa gare depuis trente-cinq ans:
?Eh! bé, ma?tre Picard... Et les Tarasconnais? Où sont-ils? Qu'en avez-vous fait??
L'autre, tout surpris de notre étonnement:
?Comment!... Vous ne savez pas? D'où sortez-vous donc?... Vous ne lisez donc rien?...Ils lui ont fait pourtant assez de réclame, à leur ?le de Port-Tarascon... Eh! oui, mon bon...Partis, les Tarasconnais... Partis coloniser, l'illustre Tartarin en tête... Et tout emporté avec eux, déménagé jusqu'à la tarasque!?
Il s'interrompit pour donner des ordres, s'activer le long de la voie, tandis qu'à nos pieds dans le couchant, nous regardions monter les tours, les clochers et clochetons de la ville abandonnée, ses vieux remparts dorés par le soleil d'un superbe ton de croustade et donnant l'idée exact d'un paté de bécasses dont il ne resterait plus que la cro?te.
?Et dites-moi, monsieur Picard?, demanda Mistral au commissaire qui revenait vers nous avec un bon sourire, pas autrement inquiet de savoir Tarascon sur les chemins...
?Y a-t-il longtemps de cette émigration?
-- Six mois.
-- Et l'on a pas de leurs nouvelles?
-- Aucune.?
Péca?re! Quelque temps après nous en avions des nouvelles, détaillées, précises, assez pour me permettre de vous conter l'exode de ce vaillant petit peuple à la suite de son héros, et les formidables mésaventures qui les assaillirent.
* * *
Pascal a dit: ?Il faut de l'agréable et du réel; mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai.? J'ai taché de me conformer à sa doctrine dans cette histoire de Port-Tarascon.
Mon récit est pris du vrai, fait avec des lettres d'émigrants, le ?mémorial? du jeune secrétaire de
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