Physiologie de lamour moderne | Page 2

Paul Bourget
sans suite, avec des pages sans lien, au ton inégal, heurtées, parfois justes, plus souvent excessives, quelque chose comme des propos de club ou de fumoir, entre voisins qui go?tent la malice des anecdotes sans trop y croire, qui ne peuvent se passer d'aimer et qui voudraient n'être pas trop dupes, tout en se résignant d'avance à l'être beaucoup. Ce ne serait pas du grand art, ce ne serait pas non plus de l'art très délicat, que la notation d'une causerie de ce genre. Pourtant, cela pourrait être de l'art encore, et tel fut évidemment le rêve de mon camarade tant regretté. J'avais cru devoir accomplir les dernières intentions en donnant au public ces débris d'un ouvrage qu'entre parenthèses je considère comme impossible à jamais mettre sur pied d'ensemble. Le coeur de chacun est un univers à part, et prétendre définir l'Amour, c'est-à-dire tous les Amours, constitue, pour quiconque a vécu, une insoutenable prétention, presque un enfantillage. Aussi craignais-je surtout, je le confesse, que cette Physiologie ne par?t bien innocente avec ses allures à demi dogmatiques. Plusieurs écrivains en jugèrent ainsi. L'un d'eux, le plus raffiné des érotographes contemporains, me fit déclarer que Claude professait sur l'amour les idées d'un bourgeois du Marais. Que ne f?t-ce l'avis universel? Je n'aurais pas re?u les lettres dont il est parlé dans la Méditation dernière et où mon pauvre alter ego des douloureuses années était traité de ?Stendhal pour Alphonses?. Je n'aurais pas provoqué l'indignation des vertueuses personnes du quartier Marbeuf qui ont déclaré à leurs protecteurs que j'étais un homme à ne plus recevoir. Je n'aurais pas subi les conseils attristés des amies qui me font le grand honneur de s'intéresser à la conduite de mon oeuvre. Bref, ce fut un universel tolle qui m'e?t, je le confesse encore, laissé cependant assez indifférent, car je le trouvais un peu conventionnel et très inique, au lieu que je me suis senti très troublé par des éloges qui me firent, eux, craindre vivement que mon cher Claude n'e?t fait fausse route.
Mon vieil ami, à travers bien des défauts d'esprit et les égarements de ses sensualités, partageait ma conviction qu'un écrivain digne de tenir une plume a pour première et dernière loi d'être un moraliste. Seulement, c'est encore là un de ces mots qui paraissent simples et qui enferment en eux des mondes de significations. Quand nous discutions ensemble, jadis,--ce jadis qui me para?t si lointain, et il date d'hier!--Claude définissait ce mot par des phrases dont je retrouve la transcription dans mon journal:
--?Etre un moraliste,? disait-il, ?ce n'est pas prêcher, l'hypocrite peut le faire, ni s'indigner. Molière a oublié ce trait dans son Alceste. Sur dix misanthropes professionnels, il y a neuf farceurs à qui leur indignation à froid sert d'honorabilité. Ce n'est pas conclure, le sophiste le peut. Ce n'est pas éviter les termes crus et les peintures libres; les pires des livres libertins, ceux du dix-huitième siècle, n'offrent pas une phrase brutale ni qui fasse image. Ce n'est pas davantage éviter les situations risquées; il n'y en a pas une dans les premiers romans de Mme Sand, et ce sont pour moi ceux d'entre les beaux livres que l'on appellerait le plus justement immoraux,--quoique encore ici cette beauté de la forme soit à sa manière une moralité. Non, le moraliste, vois-tu, c'est l'écrivain qui montre la vie telle qu'elle est, avec les le?ons profondes d'expiation secrète qui s'y trouvent partout empreintes. Rendre visibles, comme palpables, les douleurs de la faute, l'amertume infinie du mal, la rancoeur du vice, c'est avoir agi en moraliste, et c'est pourquoi la mélancolie des Fleurs du mal et celle d'Adolphe, la cruauté du dénouement des Liaisons et la sinistre atmosphère de la Cousine Bette font de ces livres des oeuvres de haute moralité.?
--?Il faut pourtant prendre garde à l'audace des peintures,? l'interrompais-je, ?trouverais-tu moral qu'un prédicateur te montrat une gravure obscène en te disant: Voilà ce qu'il ne faut pas imiter de peur de mourir d'une maladie de la moelle?...?
--?Oui,? reprenait-il, ?je connais l'objection.... On l'a formulée d'une manière plus digne en disant qu'il faut parler de la chasteté chastement.... Et cependant interdire à l'artiste la franchise du pinceau sous le prétexte que des lecteurs dépravés ne voudront voir de son oeuvre que les parties qui conviennent à leur fantaisie sensuelle, c'est lui interdire la sincérité, qui est, elle aussi, une vertu puissante d'un livre.--Mon avis est qu'il faut résoudre ce problème, quand il se présente, comme Napoléon résolvait ceux du Code. Il s'imaginait, avant de faire une loi, un certain paysan, un bourgeois, un noble, à qui cette loi devait s'appliquer. Imaginons-nous un lecteur de vingt-cinq ans et sincère, que pensera-t-il de notre livre en le fermant? S'il doit, après la dernière page, réfléchir aux questions de la vie morale avec plus de sérieux, le livre
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 125
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.