Pêcheur dIslande | Page 2

Pierre Loti
pendant des fêtes de noces. Quelquefois ils lançaient bien, avec
un bon rire, une allusion un peu trop franche au plaisir d'aimer. Mais
l'amour, comme l'entendent les hommes ainsi trempés, est toujours une
chose saine, et dans sa crudité même il demeure presque chaste.
Cependant Sylvestre s'ennuyait, à cause d'un autre appelé Jean (un nom
que les Bretons prononcent Yann), qui ne venait pas. En effet, où était-
il donc ce Yann; toujours à l'ouvrage là-haut? Pourquoi ne descendait-il
pas prendre un peu de sa part de la fête?
--Tantôt minuit, pourtant, dit le capitaine.
Et, en se redressant debout, il souleva avec sa tête le couvercle de bois,
afin d'appeler par là ce Yann. Alors une lueur très étrange tomba d'en
haut:
--Yann! Yann !... Eh! l'homme!
L'homme répondit rudement du dehors.
Et, par ce couvercle un instant entr'ouvert, cette lueur si pâle qui était
entrée ressemblait bien à celle du jour. - "Bientôt minuit..." Cependant

c'était bien comme une lueur de soleil, comme une lueur crépusculaire
renvoyée de très loin par des miroirs mystérieux.
Le trou refermé, la nuit revint, la petite lampe se remit à briller jaune, et
on entendit l'homme descendre avec de gros sabots par une échelle de
bois.
Il entra, obligé de se courber en deux comme un gros ours, car il était
presque un géant. Et d'abord il fit une grimace en se pinçant le bout du
nez à cause de l'odeur âcre de la saumure.
Il dépassait un peu trop les proportions ordinaires des hommes, surtout
par sa carrure qui était droite comme une barre; quand il se présentait
de face, les muscles de ses épaules, dessinés sous son tricot bleu,
formaient comme deux boules en haut de ses bras. Il avait de grands
yeux bruns très mobiles, à l'expression sauvage et superbe.
Sylvestre, passant ses bras autour de ce Yann, l'attira contre lui par
tendresse, à la façon des enfants; il était fiancé à sa soeur et le traitait
comme un grand frère. L'autre se laissait caresser avec un air de lion
câlin, en répondant par un bon sourire à dents blanches.
Ses dents, qui avaient eu chez lui plus de place pour s'arranger que chez
les autres hommes, étaient un peu espacées et semblaient toutes petites.
Ses moustaches blondes étaient assez courtes, bien que jamais coupées;
elles étaient frisées très serré en deux petits rouleaux symétriques
au-dessus de ses lèvres qui avaient des contours fins et exquis; et puis
elles s'ébouriffaient aux deux bouts, de chaque côté des coins profonds
de sa bouche. Le reste de sa barbe était tondu ras, et ses joues colorées
avaient gardé un velouté frais, comme celui des fruits que personne n'a
touchés.
On remplit de nouveau les verres, quand Yann fut assis, et on appela le
mousse pour rembourrer les pipes et les allumer.
Cet allumage était une manière pour lui de fumer un peu. C'était un
petit garçon robuste, à la figure ronde, un peu le cousin de tous ces
marins qui étaient plus ou moins parents entre eux; en dehors de son

travail assez dur, il était l'enfant gâté du bord. Yann le fit boire dans son
verre, et puis on l'envoya se coucher.
Après, on reprit la grande conversation des mariages:
--Et toi, Yann, demanda Sylvestre, quand est-ce ferons-nous tes noces?
--Tu n'as pas honte, dit le capitaine, un homme si grand comme tu es, à
vingt-sept ans, pas marié encore! Les filles, qu'est-ce qu'elles doivent
penser quand elles le voient?
Lui répondit, en secouant d'un geste très dédaigneux pour les femmes
ses épaules effrayantes:
--Mes noces à moi, je les fais à la nuit; d'autre fois, je les fais à l'heure;
c'est suivant.
Il venait de finir ses cinq années de service à l'État, ce Yann. Et c'est là,
comme matelot canonnier de la flotte, qu'il avait appris à parler le
français et à tenir des propos sceptiques. - Alors il commença de
raconter ses noces dernières qui, paraît-il, avaient duré quinze jours.
C'était à Nantes, avec une chanteuse. Un soir, revenant de la mer, il
était entré un peu gris dans un Alcazar. Il y avait à la porte une femme
qui vendait des bouquets énormes aux prix d'un louis de vingt francs. Il
en avait acheté un, sans trop savoir qu'en faire, et puis tout de suite en
arrivant, il l'avait lancé à tour de bras, en plein par la figure, à celle qui
chantait sur la scène? - moitié déclaration brusque, moitié ironie pour
cette poupée peinte qu'il trouvait par trop rose. La femme était tombée
du coup; après, elle l'avait adoré pendant près de trois semaines.
--Même, dit-il, quand je suis parti, elle m'a fait cadeau de cette montre
en or.
Et, pour la leur faire voir, il la jetait sur la table comme un méprisable
joujou. C'était
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