Oeuvres Complètes de Alfred de Musset - Tome 7. | Page 2

Alfred de Musset
sur la jetée, il marcha devant lui comme un homme égaré qui ne
sait où il va ni que devenir. Il se voyait perdu sans ressources, n'ayant
plus d'asile, aucun moyen de salut, et, bien entendu, plus d'amis. Seul,
errant au bord de la mer, il fut tenté de mourir en s'y précipitant. Au
moment où, cédant à cette pensée, il s'avançait vers un rempart élevé,
un vieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille depuis
nombre d'années, s'approcha de lui.
--Ah! mon pauvre Jean! s'écria-t-il, tu sais ce qui s'est passé depuis mon
départ. Est-il possible que mon père nous quitte sans avertissement,
sans adieu?
--Il est parti, répondit Jean, mais non pas sans vous dire adieu.
En même temps il tira de sa poche une lettre qu'ils donna à son jeune
maître. Croisilles reconnut l'écriture de son père, et, avant d'ouvrir la
lettre, il la baisa avec transport; mais elle ne renfermait que quelques
mots. Au lieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la trouva
confirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par un malheur

imprévu (la banqueroute d'un associé), le vieil orfèvre n'avait laissé à
son fils que quelques paroles banales de consolation, et nul espoir,
sinon cet espoir vague, sans but ni raison, le dernier bien, dit-on, qui se
perde.
--Jean, mon ami, tu m'as bercé, dit Croisilles après avoir lu la lettre, et
tu es certainement aujourd'hui le seul être qui puisse m'aimer un peu;
c'est une chose qui m'est bien douce, mais qui est fâcheuse pour toi; car,
aussi vrai que mon père s'est embarqué là, je vais me jeter dans cette
mer qui le porte, non pas devant toi ni tout de suite, mais un jour ou
l'autre, car je suis perdu.
--Que voulez-vous y faire? répliqua Jean, n'ayant point l'air d'avoir
entendu, mais retenant Croisilles par le pan de son habit; que
voulez-vous y faire, mon cher maître? Votre père a été trompé; il
attendait de l'argent qui n'est pas venu, et ce n'était pas peu de chose.
Pouvait-il rester ici? Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune depuis
trente ans que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son commerce, et les
écus arriver un à un chez vous. C'est un honnête homme, et habile; on a
cruellement abusé de lui. Ces jours derniers, j'étais encore là, et comme
les écus étaient arrivés, je les ai vus partir du logis. Votre père a payé
tout ce qu'il a pu pendant une journée entière; et, lorsque son secrétaire
a été vide, il n'a pu s'empêcher de me dire, en me montrant un tiroir où
il ne restait que six francs: «Il y avait ici cent mille francs ce matin!»
Ce n'est pas là une banqueroute, monsieur, ce n'est point une chose qui
déshonore!
--Je ne doute pas plus de la probité de mon père, répondit Croisilles,
que de son malheur. Je ne doute pas non plus de son affection; mais
j'aurais voulu l'embrasser, car que veux-tu que je devienne? Je ne suis
point fait à la misère, je n'ai pas l'esprit nécessaire pour recommencer
ma fortune. Et quand je l'aurais? mon père est parti. S'il a mis trente ans
à s'enrichir, combien m'en faudra-t-il pour réparer ce coup? Bien
davantage. Et vivra-t-il alors? Non sans doute; il mourra là-bas, et je ne
puis pas même l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en mourant
aussi.
Tout désolé qu'était Croisilles, il avait beaucoup de religion. Quoique

son désespoir lui fit désirer la mort, il hésitait à se la donner. Dès les
premiers mots de cet entretien, il s'était appuyé sur le bras de Jean, et
tous deux retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entrés dans les
rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:
--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un homme de bien a
le droit de vivre, et qu'un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne
s'est pas tué, Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir?
Puisqu'il n'y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, que
penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la pauvreté. Ce ne
serait ni brave ni chrétien; car, au fond, qu'est-ce qui vous effraye? Il y
a des gens qui naissent pauvres, et qui n'ont jamais eu ni père ni mère.
Je sais bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il n'y a
rien d'impossible à Dieu. Qu'est-ce que vous feriez en pareil cas? Votre
père n'était pas né riche, tant s'en faut, sans vous offenser, et c'est
peut-être ce qui le console. Si vous aviez été ici depuis un mois, cela
vous aurait donné du courage. Oui, monsieur, on peut se ruiner,
personne n'est à l'abri d'une banqueroute; mais votre père, j'ose le dire,
a été un homme, quoiqu'il
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