Nouveaux contes bleus | Page 2

Edouard Laboulaye
fait considérable pour l'histoire de l'esprit humain. Il semble
que chaque peuple ait reçu de Dieu un rôle dont il ne peut sortir. La
Grèce a eu en partage le sentiment et le culte de la beauté; les Romains,
cette race brutale, née pour le malheur du monde, ont créé l'ordre
mécanique, l'obéissance extérieure et le règne de l'administration; l'Inde
a eu pour son lot l'imagination: c'est pourquoi son peuple est toujours
resté enfant. C'est là sa faiblesse; mais, en revanche, elle seule a créé
ces poèmes du premier âge qui ont séché tant de larmes et fait battre
pour la première fois tant de coeurs.
Par quel chemin les contes ont-ils pénétré en Occident? Se sont-ils
d'abord transformés chez les Persans? Les devons-nous aux Arabes,
aux Juifs, ou simplement aux marins de tous pays qui les ont partout
portés avec eux, comme le Simbad des _Mille et une Nuits_? C'est là

une étude qui commence, et qui donnera quelque jour des résultats
inattendus. En rapprochant du Pentamerone napolitain les contes grecs
que M. de Hahn a publiés il y a deux ans, il est déjà visible que la
Méditerranée a eu son cycle de contes, où figurent Cendrillon, le Chat
botté et Psyché. Cette dernière fable a joui d'une popularité sans bornes.
Depuis le récit d'Apulée jusqu'au conte de _la Belle et la Bête_,
l'histoire de Psyché prend toutes les formes. Le héros s'y cache le plus
souvent sous la peau d'un serpent, quelquefois même sous celle d'un
porc (Il Re Porco de Straparole, anobli et transfiguré par Mme
d'Aulnoy en _Prince Marcassin_), mais le fonds est toujours
reconnaissable. Rien n'y manque, ni les méchantes soeurs que ronge
l'envie, ni les agitations de la jeune femme partagée entre la tendresse
et la curiosité, ni les rudes épreuves qui attendent la pauvre enfant.
Est-ce là un conte oriental? Le nom de Psyché, qui, en grec, veut dire
l'_âme_, ferait croire à une allégorie hellénique; mais, ici comme
toujours, si à force de grâce et de poésie la Grèce renouvelle tout ce
qu'elle touche, l'invention ne lui appartient pas. La légende se trouve en
Orient, d'où elle a passé dans les contes de tous les peuples[1]; souvent
même elle est retournée; c'est la femme qui se cache sous une peau de
singe ou d'oiseau, c'est l'homme dont la curiosité est punie. Qu'est-ce
que _Peau d'âne_, sinon une variation de cette éternelle histoire avec
laquelle depuis tant de siècles on berce les grands et les petits enfants?
[Note 1: Benfey, Einleitung, § 92.]
En ai-je dit assez pour faire sentir aux hommes sérieux qu'on peut
aimer les contes de fées sans déchoir? Si, pour le botaniste, il n'est pas
d'herbe si vulgaire, de mousse si petite qui n'offre de l'intérêt parce
qu'elle explique quelque loi de la nature, pourquoi dédaignerait-on ces
légendes familières qui ajoutent une page des plus curieuses à l'histoire
de l'esprit humain?
La philosophie y trouve aussi son compte. Nulle part il n'est aussi aisé
d'étudier sur le vif le jeu de la plus puissante de nos facultés, celle qui,
en nous affranchissant de l'espace et du temps, nous tire de notre fange
et nous ouvre l'infini. C'est dans les contes de fées que l'imagination
règne sans partage, c'est là qu'elle établit son idéal de justice, et c'est
par là que les contes, quoi qu'on en dise, sont une lecture morale.--Ils
ne sont pas vrais, dit-on.--Sans doute, c'est pour cela qu'ils sont moraux.
Mères qui aimez vos fils, ne les mettez pas trop tôt à l'étude de l'histoire;

laissez-les rêver quand ils sont jeunes. Ne fermez pas leur âme à ce
premier souffle de poésie. Rien ne fait peur comme un enfant
raisonnable et qui ne croit qu'à ce qu'il touche. Ces sages de dix ans
sont à vingt des sots, ou, ce qui est pis encore, des égoïstes. Laissez-les
s'indigner contre Barbe-Bleue, pour qu'un jour il leur reste un peu de
haine contre l'injustice et la violence, alors même qu'elle ne les atteint
pas.
Parmi ces recueils de contes, il en est peu qui, pour l'abondance et la
naïveté, rivalisent avec ceux de Norwège et d'Islande. On dirait que,
reléguées dans un coin du monde, ces vieilles traditions s'y sont
conservées plus pures et plus complètes. Il ne faut pas leur demander la
grâce et la mignardise des contes italiens; elles sont rudes et sauvages,
mais par cela même elles ont mieux gardé la saveur de l'antiquité.
Dans les Contes islandais comme dans l'_Odyssée_, ce qu'on admire
par-dessus tout, c'est la force et la ruse, mais la force au service de la
justice, et la ruse employée à tromper les méchants. Ulysse aveuglant
Polyphème et raillant l'impuissance et la fureur du monstre est le
modèle de tous ces bannis dont les exploits charment les longues
veillées de la Norwège et
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