Mémoires de Joseph Fouché, Duc dOtrante, Ministre de la Police Générale | Page 4

Joseph Fouché
l'extrême. Il n'y eut
plus d'autre mobile que celui de la multitude. Par la même raison que
Louis XIV avait dit: «l'État, c'est moi!», le peuple dit: «le souverain,
c'est moi, la nation, c'est l'État!»; et la nation s'avança toute seule.
Et ici, remarquons d'abord un fait qui servira de clef aux événemens qui
vont suivre; car ces événemens tiennent du prodige. Les dissidens
royalistes, les contre-révolutionnaires, faute d'élémens disponibles de
guerre civile, se voyant déboutés d'en avoir les honneurs, eurent recours
à l'émigration, ressource des faibles. Ne trouvant aucun appui au
dedans, ils coururent le chercher au dehors. A l'exemple de ce
qu'avaient fait toutes les nations en pareil cas, la nation voulut que les
propriétés des émigrés lui servissent de gage sur le motif qu'ils s'étaient
armés contre elle, et voulaient armer l'Europe. Mais comment toucher
au droit de propriété, fondement de la monarchie, sans saper ses
propres bases? Du sequestre, on en vint à la spoliation: dès lors, tout
s'écroula; car la mutation des propriétés est synonyme de la subversion
de l'ordre établi. Ce n'est pas moi qui ai dit: «Il faut que les propriétés
changent!». Ce mot était plus agraire que tout ce qu'avaient pu dire les

Gracques, et il ne se trouva point un Scipion Nasica.
Dès lors, la révolution ne fut plus qu'un bouleversement. Il lui manquait
la terrible sanction de la guerre; les cabinets de l'Europe lui ouvrirent
eux-mêmes le temple de Janus. Dès le début de cette grande lutte, la
révolution, toute jeune, toute vivace, triompha de la vieille politique,
d'une coalition pitoyable, des opérations niaises de ses armées et de leur
désaccord.
Autre fait qu'il faut aussi consigner, pour en tirer une conséquence
grave. La première coalition fut repoussée, battue, humiliée. Supposons
qu'elle eût triomphé de la confédération patriotique de la France; que la
pointe des Prussiens en Champagne n'eût rencontré aucun obstacle
sérieux jusqu'à la capitale, et que la révolution eût été désorganisée
dans son propre foyer; admettons cette hypothèse, et la France sans
aucun doute eût subi le sort de la Pologne, par une première mutilation,
par l'abaissement de son monarque; car tel était alors le thême politique
des cabinets et l'esprit de leur diplomatie copartageante. Le progrès des
lumières n'avait point encore amené la découverte de la combinaison
européenne, de l'occupation militaire avec subsides. En préservant la
France, les patriotes de 1792 l'ont arrachée non seulement aux griffes
de l'étranger, mais encore ils ont travaillé, quoique sans intention, pour
l'avenir de la monarchie. Voilà qui est incontestable.
On se récrie contre les écarts de cette révolution arrosée de sang.
Pouvait-elle, entourée d'ennemis, exposée à l'invasion, rester calme et
modérée? Beaucoup se sont trompés, il y a peu de coupables. Ne
cherchons, la cause du 10 août que dans la marche en avant des
Autrichiens et des Prussiens. Qu'ils aient marché trop tard, peu importe.
On ne touchait point encore au suicide de la France.
Oui, la révolution fut violente dans sa marche, cruelle même; tout cela
est historiquement connu, je ne m'y arrêterai pas. Tel n'est pas d'ailleurs
l'objet de cet écrit. C'est de moi que je veux parler, on plutôt des
événemens auxquels j'ai participé comme ministre. Mais il me fallait
entrer en matière et caractériser l'époque. Toutefois, que le vulgaire des
lecteurs n'aille pas s'imaginer que je retracerai fastidieusement ma vie
d'homme privé, de citoyen obscur. Qu'importent d'ailleurs mes

premiers pas dans la carrière! Ces minuties peuvent intéresser de
faméliques faiseurs de Biographies contemporaines et les badauds qui
les lisent; elles ne font rien à l'histoire; c'est jusqu'à elle que je prétends
m'élever.
Peu importe que je sois le fils d'un armateur, et qu'on m'ait d'abord
destiné à la navigation: ma famille était honorable; peu importe que
j'aie été élevé chez les oratoriens, que j'aie été oratorien moi-même, que
je me sois voué à l'enseignement, que la révolution m'ait trouvé préfet
du collège de Nantes; il en résulte au moins que je n'étais ni un ignorant
ni un sot. Il est d'ailleurs de toute fausseté que j'aie jamais été prêtre ni
engagé dans les ordres; j'en fais ici la remarque pour qu'on voie qu'il
m'était bien permis d'être un esprit fort, un philosophe, sans renier ma
profession première. Ce qu'il y a de certain, c'est que je quittai
l'Oratoire avant d'exercer aucune fonction publique, et que, sous l'égide
des lois, je me mariai à Nantes dans l'intention d'exercer la profession
d'avocat, plus analogue à mes inclinations et à l'état de la société. J'étais
d'ailleurs moralement ce qu'était le siècle, avec l'avantage de n'avoir été
tel ni par imitation ni par engouement, mais par méditation et par
caractère. Avec de pareils principes, comment ne m'honorerai-je pas
d'avoir été nommé par mes concitoyens, sans captation et sans intrigue,
représentant du peuple à la Convention nationale?
C'est dans ce défilé que
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