Mon oncle et mon curé; Le voeu de Nadia | Page 2

Alice Cherbonelle
étaient l'arrivée des fermiers, qui
apportaient des redevances ou l'argent de leurs termes, et les visites du
curé.
Oh! l'excellent homme, que mon curé!
Il venait trois fois par semaine à la maison, s'étant chargé, dans un jour
de beau zèle, de bourrer ma cervelle de toutes les sciences à lui
connues.
Il poursuivit sa tâche avec persévérance, quoique je m'entendisse à
exercer sa patience. Non pas que j'eusse la tête dure, j'apprenais avec
facilité; mais la paresse était mon péché mignon: je l'aimais, je le
dorlotais, en dépit des frais d'éloquence du curé et de ses efforts
multiples pour extirper de mon âme cette plante de Satan.
Ensuite, et c'était là le point le plus grave, la faculté du raisonnement se

développa chez moi rapidement. J'entrais dans des discussions qui
mettaient le curé à l'envers; je me permettais des appréciations qui
heurtaient et froissaient souvent ses plus chères opinions.
C'était un vif plaisir pour moi de le contredire, de le taquiner, de
prendre le contre-pied de ses idées, de ses goûts, de ses assertions. Cela
me fouettait le sang, me tenait l'esprit en éveil. Je soupçonne qu'il
éprouvait le même sentiment et qu'il eût été profondément désolé si
j'avais perdu tout à coup mes habitudes ergoteuses et l'indépendance de
mes idées.
Mais je n'avais garde, car, lorsque je le voyais se trémousser sur son
siège, ébouriffer ses cheveux avec désespoir, barbouiller son nez de
tabac en oubliant toutes les règles de la propreté, oubli qui n'avait lieu
que dans les cas sérieux, rien n'égalait ma satisfaction.
Cependant, s'il eût été seul en jeu, je crois que j'aurais résisté
quelquefois au démon tentateur. Ma tante avait pris la funeste habitude
d'assister aux leçons, bien qu'elle n'y comprît rien et qu'elle bâillât dix
fois par heure.
Or, la contradiction, lors même que sa laide personne n'était pas en
scène, la mettait en fureur; fureur d'autant plus grande qu'elle n'osait
rien dire devant le curé. Ensuite, me voir discuter lui paraissait une
monstruosité dans l'ordre physique et moral. Jamais je ne m'attaquais à
elle directement, car elle était brutale et j'avais peur des coups. Enfin,
ma voix,--cependant douce et musicale, je m'en flatte!--produisait sur
ses nerfs auditifs un effet désastreux.
En cette occurrence, on comprendra qu'il me fût impossible,
absolument impossible, de ne pas mettre en oeuvre ma malice pour
faire enrager ma tante et tourmenter mon curé.
Cependant, je l'aimais, ce pauvre curé! je l'aimais beaucoup, et je savais
que, en dépit de mes raisonnements saugrenus qui allaient parfois
jusqu'à l'impertinence, il avait pour moi la plus grande affection. Je
n'étais pas seulement son ouaille préférée, j'étais son enfant de
prédilection, son oeuvre, la fille de son coeur et de son esprit. À cet

amour paternel se mêlait une teinte d'admiration pour mes aptitudes,
mes paroles et mes actes en général.
Il avait pris sa tâche à coeur; il avait juré de m'instruire, de veiller sur
moi comme un ange tutélaire, malgré ma mauvaise tête, ma logique et
mes boutades. Du reste, cette tâche était devenue promptement la plus
douce chose de sa vie, la meilleure, si ce n'est la seule distraction de
son existence monotone.
Par la pluie, le vent, la neige, la grêle, la chaleur, le froid, la tempête, je
voyais apparaître le curé, sa soutane retroussée jusqu'aux genoux et son
chapeau sous le bras. Je ne sais si, de ma vie, je l'en ai vu coiffé. Il avait
la manie de marcher la tête découverte, souriant aux passants, aux
oiseaux, aux arbres, aux brins d'herbe. Replet et dodu, il paraissait
rebondir sur la terre qu'il foulait d'un pas alerte, et à laquelle il semblait
dire: «Tu es bonne, et je t'aime!» Il était content de vivre, content de
lui-même, content de tout le monde. Sa bonne figure, rose et fraîche,
entourée de cheveux blancs, me rappelait ces roses tardives qui
fleurissent encore sous les premières neiges.
Quand il entrait dans la cour, poules et lapins accouraient à sa voix
pour grignoter quelques croûtes de pain qu'il avait eu soin de glisser
dans sa poche avant de quitter le presbytère. Perrine, la fille de
basse-cour, venait lui faire la révérence, puis Suzon, la cuisinière,
s'empressait d'ouvrir la porte et de l'introduire dans le salon où nous
prenions nos leçons.
Ma tante, plantée dans un fauteuil avec la grâce d'un paratonnerre un
peu épais, se levait à son approche, lui souhaitait la bienvenue d'un air
maussade et se lançait au galop sur le chapitre de mes méfaits. Après
quoi, se rasseyant tout d'une pièce, elle prenait un tricot, son chat favori
sur ses genoux, et attendait, ou n'attendait pas, l'occasion de me dire
une chose désagréable.
Le bon curé écoutait avec patience cette voix rêche qui brisait le
tympan. Il arrondissait le dos comme si la mercuriale était pour lui, et
me
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