Mistress Branican | Page 2

Jules Verne
John Branican avait perdu son père et sa
mère, lorsqu'il épousa Dolly Starter, orpheline, appartenant à l'une des
meilleures familles de San-Diégo. La dot de la jeune fille, très modeste,
était en rapport avec la situation, non moins modeste, du jeune marin,
simple lieutenant à bord d'un navire de commerce. Mais il y avait lieu
de penser que Dolly hériterait un jour d'un oncle fort riche, Edward
Starter, qui menait la vie d'un campagnard dans la partie la plus
sauvage et la moins abordable de l'État du Tennessee. En attendant, il
fallait vivre à deux -- et même à trois, car le petit Walter, Wat par
abréviation, vint au monde dans la première année du mariage. Aussi,
John Branican -- et sa femme le comprenait -- ne pouvait-il songer à
abandonner son métier de marin. Plus tard il verrait ce qu'il aurait à
faire lorsque la fortune lui serait venue par héritage, ou s'il s'enrichissait
au service de la maison Andrew. Au surplus, la carrière du jeune
homme avait été rapide. Ainsi qu'on va le voir, il avait marché vite en
même temps qu'il marchait droit. Il était capitaine au long cours à un
âge où la plupart de ses collègues ne sont encore que seconds ou
lieutenants à bord des navires de commerce. Si ses aptitudes justifiaient
cette précocité, son avancement s'expliquait aussi par certaines
circonstances qui avaient à bon droit attiré l'attention sur lui.
En effet, John Branican était populaire à San-Diégo ainsi que dans les
divers ports du littoral californien. Ses actes de dévouement l'avaient
signalé d'une façon éclatante non seulement aux marins, mais aux
négociants et armateurs de l'Union.
Quelques années auparavant, une goélette péruvienne, la Sonora, ayant
fait côte à l'entrée de Coronado-Beach, l'équipage était perdu, si l'on ne
parvenait pas à établir une communication entre le bâtiment et la terre.
Mais porter une amarre à travers les brisants, c'était risquer cent fois sa
vie. John Branican n'hésita pas. Il se jeta au milieu des lames qui

déferlaient avec une extrême violence, fut roulé sur les récifs, puis
ramené à la grève battue par un terrible ressac.
Devant les dangers qu'il voulait affronter encore, sans se soucier de sa
vie, on essaya de le retenir. Il résista, il se précipita vers la goélette, il
parvint à l'atteindre, et, grâce à lui, les hommes de la Sonora furent
sauvés.
Un an plus tard, pendant une tempête qui se déchaîna à cinq cents
milles au large dans l'ouest du Pacifique, John Branican eut à nouveau
l'occasion de montrer tout ce qu'on pouvait attendre de lui. Il était
lieutenant à bord du Washington, dont le capitaine venait d'être emporté
par un coup de mer, en même temps que la moitié de l'équipage. Resté
à bord du navire désemparé avec une demi-douzaine de matelots,
blessés pour la plupart, il prit le commandement du Washington qui ne
gouvernait plus, parvint à s'en rendre maître, à lui réinstaller des mâts
de fortune, et à le ramener au port de San-Diégo. Cette coque à peine
manoeuvrable, qui renfermait une cargaison valant plus de cinq cent
mille dollars, appartenait précisément à la maison Andrew.
Quel accueil reçut le jeune marin, lorsque le navire eut mouillé au port
de San-Diégo! Puisque les événements de mer l'avaient fait capitaine, il
n'y eut qu'une voix parmi toute la population pour lui confirmer ce
grade.
La maison Andrew lui offrit le commandement du Franklin, qu'elle
venait de faire construire. Le lieutenant accepta, car il se sentait capable
de commander, et n'eut qu'à choisir pour recruter son équipage, tant on
avait confiance en lui. Voilà dans quelles conditions le Franklin allait
faire son premier voyage sous les ordres de John Branican.
Ce départ était un événement pour la ville. La maison Andrew était
réputée à juste titre l'une des plus honorables de San-Diégo.
Notoirement qualifiée quant à la sûreté de ses relations et la solidité de
son crédit, c'était M. William Andrew qui la dirigeait d'une main habile.
On faisait plus que l'estimer, ce digne armateur, on l'aimait. Sa conduite
envers John Branican fut applaudie unanimement.

Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, pendant cette matinée du 15 mars,
un nombreux concours de spectateurs -- autant dire la foule des amis
connus ou inconnus du jeune capitaine -- se pressait sur les quais du
Pacific-Coast-Steamship, afin de le saluer d'un dernier hurra à son
passage.
L'équipage du Franklin se composait de douze hommes, y compris le
maître, tous bons marins attachés au port de San-Diégo, ayant fait leurs
preuves, heureux de servir sous les ordres de John Branican. Le second
du navire était un excellent officier, nommé Harry Felton. Bien qu'il fût
de cinq à six ans plus âgé que son capitaine, il ne se froissait pas d'avoir
à servir sous lui, ni ne jalousait une situation qui
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