Ma Cousine Pot-Au-Feu | Page 3

Leon de Tinseau
chambre, de lui rattacher son soulier, trait
historique dont elle n'était pas peu fière.
Leur frère, assis de l'autre côté de la table, à droite de ma grand'mère,
avait à peine soixante-dix ans. Aussi le traitait-on comme un jeune
homme qui n'a jamais rien fait d'utile, car il avait voyagé dans divers
pays de l'Europe durant les quarante premières années de sa vie.
L'oncle Jean se posait volontiers en artiste et professait, à propos des

derniers événements de notre histoire contemporaine, cette
indépendance de jugements qu'on apprenait alors à l'étranger, mais
qu'on apprend aujourd'hui, si je ne me trompe, sans être obligé d'aller si
loin. De plus, il parlait quelquefois de certaines « belles dames » qu'il
avait connues. Dieu sait qu'il était discret--je ne lui ai jamais entendu
prononcer un nom--et qu'il se maintenait dans la plus louable réserve,
car les réminiscences qu'il se permettait paraîtraient incolores et fades
sous les ombrages de la cour des grandes de nos couvents actuels.
Néanmoins, je me rendais déjà compte que ses frère, soeurs et
belle-soeur le considéraient en eux-mêmes comme un jeune écervelé,
sujet à caution sous le rapport de la foi, de la politique et des bonnes
moeurs.
Pour ce motif inavoué, ce n'est pas sans un secret malaise que les
_ancêtres_ voyaient mes tête-à-tête avec lui. Sans en avoir l'air, on les
rendait aussi rares que possible. Par contre, on le devine, je n'aimais
rien tant au monde que d'entendre les histoires de l'oncle Jean.
Un jour, en grimpant sur ses genoux et en fourrageant dans sa
chevelure encore abondante, j'avais senti comme une moulure poussée
dans son crâne.
--Qu'est-ce qui vous a fait ça, mon oncle? demandai-je.
--Une balle de pistolet.
--Ah! Pourquoi vous a-t-on tiré une balle, mon oncle?
--Parce que je me suis battu.
--Contre les ennemis?
--Non, contre un monsieur.
--Qu'est-ce qu'il vous avait fait, le monsieur?
--Tu es trop petit pour comprendre. Mais si tu ne veux pas me faire de
peine, aie soin de ne jamais parler à personne de ce que je viens de te
dire.
Bien des années se sont passées avant que j'aie parlé à personne de la
cicatrice de mon oncle, et avant que j'aie su « ce que lui avait fait le
monsieur ».
Si enfant que je fusse alors, je comprenais déjà que l'oncle Jean avait en
lui quelque chose de mystérieux qui le mettait comme en dehors du
reste de la famille. Il s'en détachait par une mélancolie constante, non
pas, Seigneur! que les autres fussent gais,--il serait aussi exact de dire
qu'ils étaient joueurs ou débauchés;--mais la tristesse aiguë de ce

membre de la famille semblait dépasser encore l'absence de gaieté qui
était l'état normal de l'ensemble. Au milieu de ce silence vide de
personnes qui se taisaient, la plupart du temps, faute d'avoir une pensée
nouvelle à transmettre, le mutisme grave, rêveur, voulu de cet homme
dont l'intelligence me frappait déjà, produisait le contraste d'un reflet
sur l'ombre, de la chaleur sur le froid, de la vie sur la mort.
D'ailleurs, il suffisait de voir cette figure énergique, fatiguée, traversée
souvent par des éclairs brusques, bientôt réprimés, pour comprendre
que l'oncle Jean, à l'opposé de ses collatéraux des deux sexes, avait une
histoire, une histoire qu'il avait résolu de cacher. C'est sur lui que mes
yeux se portaient le plus volontiers durant nos longues séances à
table--ces mâchoires octogénaires n'allaient pas vite en besogne--et
quand je le revois en souvenir à sa place, parmi les convives de la
grande salle à manger de Vaudelnay, je crois apercevoir une rangée de
frontons funéraires, coupée par une façade aux volets clos, derrière
lesquels se devine la lampe allumée du sage.
De tous les habitants du château, mon père et l'oncle Jean étaient ceux
dont les caractères sympathisaient le moins. Entre eux, des chocs plus
ou moins dissimulés n'étaient point rares, et je dois avouer que c'était
du côté de mon oncle que les hostilités commençaient le plus souvent,
presque toujours sans motif précis, comme il arrive lorsqu'un individu
produit sur un autre une impression d'agacement perpétuel. Je me rends
compte aujourd'hui que l'oncle Jean reprochait à son neveu de mener
l'existence d'un inutile et d'un oisif. Or, de la meilleure foi du monde,
mon père voyait dans ce renoncement volontaire au mouvement de son
époque un titre de gloire, une immolation pleine de mérite.
--Nous devons obéir au roi!
Combien de fois n'ai-je pas entendu répéter cette phrase qui me
transportait d'enthousiasme, d'autant plus que je ne la comprenais pas!
Cependant le sourire douloureux que j'apercevais alors sur les lèvres de
mon oncle ne laissait pas de troubler secrètement la sérénité de ma
croyance. Parfois les choses n'en restaient pas à ce sourire muet. Deux
ou trois répliques brèves, sans signification pour moi, étaient échangées,
après lesquelles, dès
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