Linutile beauté | Page 2

Guy de Maupassant
victime de votre
féroce égoïsme.
Il était devenu rouge d'étonnement et d'irritation. Il grogna, les dents
serrées:

--Oui, dites?
C'était un homme de haute taille, à larges épaules, à grande barbe
rousse, un bel homme, un gentilhomme, un homme du monde qui
passait pour un mari parfait et pour un père excellent.
Pour la première fois depuis leur sortie de l'hôtel elle se retourna vers
lui et le regarda bien en face:
--Ah! vous allez entendre des choses désagréables, mais sachez que je
suis prête a tout, que je braverai tout, que je ne crains rien, et vous
aujourd'hui moins que personne.
Il la regardait aussi dans les yeux, et une rage déjà le secouait. Il
murmura:
--Vous êtes folle!
--Non, mais je ne veux plus être la victime de l'odieux supplice de
maternité que vous m'imposez depuis onze ans! je veux vivre enfin en
femme du monde, comme j'en ai le droit, comme toutes les femmes en
ont le droit.
Redevenant pâle tout à coup, il balbutia:
--Je ne comprends pas.
--Si, vous comprenez. Il y a maintenant trois mois que j'ai accouché de
mon dernier enfant, et comme je suis encore très belle, et, malgré vos
efforts, presque indéformable, ainsi que vous venez de le reconnaître en
m'apercevant sur votre perron, vous trouvez qu'il est temps que je
redevienne enceinte.
--Mais vous déraisonnez!
--Non. J'ai trente ans et sept enfants, et nous sommes mariés depuis
onze ans, et vous espérez que cela continuera encore dix ans, après quoi
vous cesserez d'être jaloux.

Il lui saisit le bras et l'étreignant:
--Je ne vous permettrai pas de me parler plus longtemps ainsi.
--Et moi, je vous parlerai jusqu'au bout, jusqu'à ce que j'aie fini tout ce
que j'ai à vous dire, et si vous essayez de m'en empêcher, j'élèverai la
voix de façon à être entendue par les deux domestiques qui sont sur le
siège. Je ne vous ai laissé monter ici que pour cela, car j'ai ces témoins
qui vous forceront à m'écouter et à vous contenir. Écoutez-moi. Vous
m'avez toujours été antipathique et je vous l'ai toujours laissé voir, car
je n'ai jamais menti, monsieur. Vous m'avez épousée malgré moi, vous
avez forcé mes parents qui étaient gênés à me donner à vous, parce que
vous êtes très riche. Ils m'y ont contrainte, en me faisant pleurer.
Vous m'avez donc achetée, et dès que j'ai été en votre pouvoir, dès que
j'ai commencé à devenir pour vous une compagne prête à s'attacher, à
oublier vos procédés d'intimidation et de coercition pour me souvenir
seulement que je devais être une femme dévouée et vous aimer autant
qu'il m'était possible de le faire, vous êtes devenu jaloux, vous, comme
aucun homme ne l'a jamais été, d'une jalousie d'espion, basse, ignoble,
dégradante pour vous, insultante pour moi. Je n'étais pas mariée depuis
huit mois que vous m'avez soupçonnée de toutes les perfidies. Vous me
l'avez même laissé entendre. Quelle honte! Et comme vous ne pouviez
pas m'empêcher d'être belle et de plaire, d'être appelée dans les salons
et aussi dans les journaux une des plus jolies femmes de Paris, vous
avez cherché ce que vous pourriez imaginer pour écarter de moi les
galanteries, et vous avez eu cette idée abominable de me faire passer
ma vie dans une perpétuelle grossesse, jusqu'au moment où je
dégoûterais tous les hommes. Oh! ne niez pas! Je n'ai point compris
pendant longtemps, puis j'ai deviné. Vous vous en êtes vanté même à
votre soeur, qui me l'a dit, car elle m'aime et elle a été révoltée de votre
grossièreté de rustre.
Ah! rappelez-vous nos luttes, les portes brisées, les serrures forcées! A
quelle existence vous m'avez condamnée depuis onze ans, une
existence de jument poulinière enfermée dans un haras. Puis, dès que
j'étais grosse, vous vous dégoûtiez aussi de moi, vous, et je ne vous
voyais plus durant des mois. On m'envoyait à la campagne, dans le

château de la famille, au vert, au pré, faire mon petit. Et quand je
reparaissais, fraîche et belle, indestructible, toujours séduisante et
toujours entourée d'hommages, espérant enfin que j'allais vivre un peu
comme une jeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie
vous reprenait, et vous recommenciez à me poursuivre de l'infâme et
haineux désir dont vous souffrez en ce moment, à mon côté. Et ce n'est
pas le désir de me posséder--je ne me serais jamais refusée à vous--c'est
le désir de me déformer.
Il s'est de plus passé cette chose abominable et si mystérieuse que j'ai
été longtemps à la pénétrer (mais je suis devenue fine à vous voir agir
et penser): vous vous êtes attaché à vos enfants de toute la sécurité
qu'ils vous ont donnée pendant que je les portais dans ma taille. Vous
avez fait de l'affection pour eux avec toute l'aversion que vous aviez
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