Lhérésiarque et Cie | Page 2

Guillaume Apollinaire
qu'il ferait jour et de
dîner ensuite dans une auberge bohémienne. Selon ma coutume, je me

renseignai auprès d'un passant. Il se trouva que celui-ci reconnut aussi
mon accent et me répondit en français:
--Je suis étranger comme vous, mais je connais assez Prague et ses
beautés pour vous inviter à m'accompagner à travers la ville.
Je regardai l'homme. Il me parut sexagénaire, mais encore vert. Son
vêtement apparent se composait d'un long manteau marron au col de
loutre, d'un pantalon de drap noir assez étroit pour mouler un mollet
qu'on devinait très musclé. Il était coiffé d'un large chapeau de feutre
noir, comme en portent souvent les professeurs allemands. Son front
était entouré d'une bandelette de soie noire. Ses chaussures de cuir mou,
sans talons, étouffaient le bruit de ses pas égaux et lents comme ceux
de quelqu'un qui, ayant un long chemin à parcourir, ne veut pas être
fatigué en arrivant au but. Nous allions sans parler. Je détaillai le profil
de mon compagnon. Le visage disparaissait presque dans la masse de la
barbe, des moustaches, et des cheveux démesurément longs mais
soigneusement peignés, d'une blancheur d'hermine. On voyait pourtant
les lèvres épaisses et violettes. Le nez proéminant, poilu et courbe. Près
d'un urinoir, l'inconnu s'arrêta et me dit:
--Pardon, monsieur.
Je le suivis. Je vis que son pantalon était à pont. Dès que nous fûmes
sortis:
--Regardez ces anciennes maisons, dit-il; elles conservent les signes qui
les distinguaient avant qu'on ne les eût numérotées. Voici la maison à la
Vierge, celle-là est à l'Aigle, et voilà la maison au Chevalier.
Au-dessus du portail de cette dernière une date était gravée.
Le vieillard la lut à haute voix:
--1721. Où étais-je donc?... Le 21 juin 1721 j'arrivai aux portes de
Munich.
Je l'écoutais, effrayé, et pensant avoir affaire à un fou. Il me regarda et

sourit, découvrant des gencives édentées. Il continua:
J'arrivai aux portes de Munich. Mais il paraît que ma figure ne plut pas
aux soldats du poste, car ils m'interrogèrent de façon fort indiscrète.
Mes réponses ne les satisfaisant pas, ils me garrottèrent et me menèrent
devant les inquisiteurs. Bien que ma conscience fût nette, je n'étais pas
fort rassuré. En chemin, la vue du saint Onuphre, peint sur la maison
qui porte actuellement le numéro 17 de la Marienplatz, m'assura que je
vivrais au moins jusqu'au lendemain. Car cette image a la propriété
d'accorder un jour de vie à qui la regarde. Il est vrai que, pour moi,
cette vue n'avait que peu d'utilité; je possède l'ironique certitude de
survivre. Les juges me remirent en liberté, et, durant huit jours, je me
promenai dans Munich.
--Vous étiez bien jeune alors, articulai-je pour dire quelque chose; bien
jeune!
Il répondit sur un ton d'indifférence:
--Plus jeune de près de deux siècles. Mais, sauf le costume, j'avais le
même aspect qu'aujourd'hui. Ce n'était d'ailleurs pas ma première visite
à Munich. J'y étais venu en 1334, et je me souviens toujours de deux
cortèges que j'y rencontrai. Le premier était composé d'archers
promenant une ribaude, qui faisait vaillamment tête aux huées
populaires et portait royalement sa couronne de paille, diadème
infamant au sommet duquel tintinnabulait une clochette; deux longues
tresses de paille descendaient jusqu'aux jarrets de la belle fille. Ses
mains enchaînées étaient croisées sur son ventre qui avançait
vénérieusement, selon la mode d'une époque où la beauté des femmes
consistait à paraître enceintes. C'est d'ailleurs leur seule beauté. Le
second cortège était celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la foule
hurlante et saoule de bière, je marchai jusqu'aux potences. Le juif avait
la tête prise dans un masque de fer peint en rouge. Ce masque
dissimulait une figure diabolique, dont les oreilles avaient, à vrai dire,
la forme des cornets qui sont les oreilles d'âne dont on coiffe les
méchants enfants. Le nez s'allongeait en pointe, et, pesant, forçait le
malheureux à marcher courbé. Une langue immense, plate, étroite et
roulée complétait ce jouet incommode. Nulle femme n'avait pitié du

juif. Aucune n'eut l'idée d'essuyer sa face suante sous le
masque,--comme cette inconnue qui essuya le visage de Jésus avec le
linge appelé Sainte-Véronique. Ayant remarqué qu'un valet du cortège
menait deux gros chiens en laisse, la plèbe exigea qu'on les pendît aux
côtés du juif. Je trouvai que c'était un double sacrilège, au point de vue
de la religion de ces gens-là, qui firent du juif une sorte de Christ
navrant, et au point de vue de l'humanité, car je déteste les animaux,
monsieur, et ne supporte pas qu'on les traite en hommes!
--Vous êtes israélite, n'est-ce pas? dis-je simplement.
Il répondit:
--Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans doute déjà deviné. Je suis
l'Éternel Juif--c'est ainsi que m'appellent les Allemands. Je suis Isaac
Laquedem.
Je lui donnai ma carte en lui disant:
--Vous étiez à
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 58
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.