Les opinions de M. Jérôme Coignard | Page 3

Anatole France
grands systèmes de
philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la sophistique. L'esprit
de système lui fit défaut, ou (si l'on veut) l'art des ordonnances
symétriques. Sans quoi il paraîtrait ce qu'il était en effet, c'est-à-dire le
plus sage des moralistes, une sorte de mélange merveilleux d'Épicure et
de saint François d'Assise.

Ce sont là, à mon sens, les deux meilleurs amis que l'humanité
souffrante ait encore rencontrés dans sa marche désorientée. Épicure
affranchit les âmes des vaines terreurs et les instruisit à proportionner
l'idée de bonheur à leur misérable nature et à leurs faibles forces. Le
bon saint François, plus tendre et plus sensuel, les conduisit à la félicité
par le rêve intérieur, et voulut qu'à son exemple les âmes se
répandissent en joie dans les abîmes d'une solitude enchantée. Ils furent
bons tous deux, l'un de détruire les illusions décevantes, l'autre de créer
les illusions dont on ne s'éveille pas.
Mais il ne faut rien exagérer. M. l'abbé Coignard n'égala certes ni par
l'action ni même par la pensée le plus audacieux des sages et le plus
ardent des saints. Les vérités qu'il découvrait, il ne savait pas s'y jeter
comme dans un gouffre. Il garda en ses explorations les plus hardies
l'attitude d'un promeneur paisible. Il ne s'exceptait pas assez du mépris
universel que lui inspiraient les hommes. Il lui manqua cette illusion
précieuse qui soutenait Bacon et Descartes, de croire en eux-mêmes
après n'avoir cru en personne. Il douta de la vérité qu'il portait en lui, et
il répandit sans solennité les trésors de son intelligence. Cette confiance
lui fit défaut, commune pourtant à tous les faiseurs de pensées, de se
tenir soi-même pour supérieur aux plus grands génies. C'est une faute
qui ne se pardonne pas, car la gloire ne se donne qu'à ceux qui la
sollicitent. Chez M. l'abbé Coignard, c'était de plus une faiblesse et une
inconséquence. Puisqu'il poussait à ses dernières limites l'audace
philosophique, il n'eût pas dû se faire scrupule de se proclamer le
premier des hommes. Mais son coeur restait simple et son âme candide,
et cette insuffisance d'un esprit qui ne sut pas se tendre au-dessus de
l'univers lui fit un tort irréparable. Dirai-je pourtant que je l'aime mieux
ainsi?
Je ne crains pas d'affirmer que, philosophe et chrétien, M. l'abbé
Coignard unit dans un mélange incomparable l'épicurisme qui nous
garde de la douleur et la simplicité sainte qui nous mène à la joie.
Il est remarquable que non seulement il accepta l'idée de Dieu telle
qu'elle lui était fournie par la foi catholique, mais encore qu'il tenta de
la soutenir sur des arguments d'ordre rationnel. Il n'imita jamais cette

habileté pratique des déistes de profession qui font à leur usage un Dieu
moral, philanthrope et pudique, avec lequel ils goûtent la satisfaction
d'une parfaite entente. Les rapports étroits qu'ils établissent avec lui
donnent à leurs écrits beaucoup d'autorité et à leur personne une grande
considération dans le public. Et ce Dieu gouvernemental, modéré,
grave, exempt de tout fanatisme et qui a du monde, les recommande
dans les assemblées, dans les salons et dans les académies. M. l'abbé
Coignard ne se représentait point un Éternel si profitable. Mais,
considérant qu'il est impossible de concevoir l'univers autrement que
sous les catégories de l'intelligence et qu'il faut tenir le cosmos pour
intelligible, même en vue d'en démontrer l'absurdité, il en rapportait la
cause à une intelligence qu'il nommait Dieu, laissant à ce terme son
vague infini, et s'en rapportant pour le surplus à la théologie qui,
comme on sait, traite avec une minutieuse exactitude de
l'inconnaissable.
Cette réserve, qui marque les limites de son intelligence, fut heureuse si,
comme je le crois, elle lui ôta la tentation de mordre à quelque
appétissant système de philosophie et le garda de donner du museau
dans une de ces souricières où les esprits affranchis ont hâte de se faire
prendre. A l'aise dans la grande et vieille ratière, il trouva plus d'une
issue pour découvrir le monde et observer la nature. Je ne partage pas
ses croyances religieuses et j'estime qu'elles le décevaient, comme elles
ont déçu, pour leur bonheur ou leur malheur, tant de siècles d'hommes.
Mais il semble que les vieilles erreurs soient moins fâcheuses que les
nouvelles, et que, puisque nous devons nous tromper, le meilleur est de
s'en tenir aux illusions émoussées.
Il est certain du moins que M. l'abbé Coignard, en admettant les
principes chrétiens et catholiques, ne s'interdit pas d'en tirer des
conclusions très originales. Sur les racines de l'orthodoxie, son âme
luxuriante fleurit singulièrement en épicurisme et en humilité. Je l'ai
déjà dit: il s'efforça toujours de chasser ces fantômes de la nuit, ces
vaines terreurs, ou, comme il les appelait, ces diableries gothiques, qui
font de la vie pieuse d'un simple bourgeois une espèce de sabbat
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