Les mystères de Paris, Tome I | Page 2

Eugène Süe
peuple les prisons, les bagnes, et dont le sang rougit les échafauds... le lecteur voudra peut-être bien nous suivre. Sans doute cette investigation sera nouvelle pour lui; hatons-nous de l'avertir d'abord que, s'il pose d'abord le pied sur le dernier échelon de l'échelle sociale, à mesure que le récit marchera, l'atmosphère s'épurera de plus en plus.
Le 13 décembre 1838, par une soirée pluvieuse et froide, un homme d'une taille athlétique, vêtu d'une mauvaise blouse, traversa le pont au Change et s'enfon?a dans la Cité, dédale de rues obscures, étroites, tortueuses, qui s'étend depuis le Palais de Justice jusqu'à Notre-Dame.
Le quartier du Palais de Justice, très-circonscrit, très-surveillé, sert pourtant d'asile ou de rendez-vous aux malfaiteurs de Paris. N'est-il pas étrange, ou plut?t fatal, qu'une irrésistible attraction fasse toujours graviter ces criminels autour du formidable tribunal qui les condamne à la prison, au bagne, à l'échafaud!
Cette nuit-là, donc, le vent s'engouffrait violemment dans les espèces de ruelles de ce lugubre quartier; la lueur blafarde, vacillante, des réverbères agités par la bise, se reflétait dans le ruisseau d'eau noiratre qui coulait au milieu des pavés fangeux.
Les maisons, couleur de boue, étaient percées de quelques rares fenêtres aux chassis vermoulus et presque sans carreaux. De noires, d'infectes allées conduisaient à des escaliers plus noirs, plus infects encore, et si perpendiculaires, que l'on pouvait à peine les gravir à l'aide d'une corde à puits fixée aux murailles humides par des crampons de fer.
Le rez-de-chaussée de quelques-unes de ces maisons était occupé par des étalages de charbonniers, de tripiers ou de revendeurs de mauvaises viandes.
Malgré le peu de valeur de ces denrées, la devanture de presque toutes ces misérables boutiques était grillagée de fer, tant les marchands redoutaient les audacieux voleurs de ce quartier.
L'homme dont nous parlons, en entrant dans la rue aux Fèves, située au centre de la Cité, ralentit beaucoup sa marche: il se sentait sur son terrain.
La nuit était profonde, l'eau tombait à torrents, de fortes rafales de vent et de pluie fouettaient les murailles.
Dix heures sonnaient dans le lointain à l'horloge du Palais de Justice.
Des femmes embusquées sous des porches vo?tés, obscurs, profonds comme des cavernes, chantaient à demi-voix quelques refrains populaires.
Une de ces créatures était sans doute connue de l'homme dont nous parlons; car, s'arrêtant brusquement devant elle, il la saisit par le bras.
--Bonsoir, Chourineur[1].
Cet homme, repris de justice, avait été ainsi surnommé au bagne.
--C'est toi, la Goualeuse[2], dit l'homme en blouse; tu vas me payer l'eau d'aff[3], ou je te fais danser sans violons!
--Je n'ai pas d'argent, répondit la femme en tremblant; car cet homme inspirait une grande terreur dans le quartier.
--Si ta filoche est à jeun[4], l'ogresse du tapis-franc te fera crédit sur ta bonne mine.
--Mon Dieu! je lui dois le loyer des vêtements que je porte...
--Ah! tu raisonnes? s'écria le Chourineur. Et il donna dans l'ombre et au hasard un si violent coup de poing à cette malheureuse, qu'elle poussa un cri de douleur aigu.
--?a n'est rien que ?a, ma fille; c'est pour t'avertir...
à peine le brigand avait-il dit ces mots, qu'il s'écria avec un effroyable jurement:
--Je suis piqué à l'aileron; tu m'as égratigné avec tes ciseaux. Et furieux, il se précipita à la poursuite de la Goualeuse dans l'allée noire.
--N'approche pas, ou je te crève les ardents avec mes fauchants [5], dit-elle d'un ton décidé. Je ne t'avais rien fait, pourquoi m'as-tu battue?
--Je vais te dire ?a, s'écria le bandit en s'avan?ant toujours dans l'obscurité. Ah! je te tiens! et tu vas la danser! ajouta-t-il en saisissant dans ses larges et fortes mains un poignet mince et frêle.
--C'est toi qui vas danser! dit une voix male.
--Un homme! Est-ce toi, Bras-Rouge? réponds donc et ne serre pas si fort... j'entre dans l'allée de ta maison... ?a peut bien être toi...
--?a n'est pas Bras-Rouge, dit la voix.
--Bon, puisque ?a n'est pas un ami, il va y avoir du raisiné[6] par terre, s'écria le Chourineur. Mais à qui donc la petite patte que je tiens là?
--C'est la pareille de celle-ci.
Sous la peau délicate et douce de cette main qui vint le saisir brusquement à la gorge, le Chourineur sentit se tendre des nerfs et des muscles d'acier.
La Goualeuse, réfugiée au fond de l'allée, avait lestement grimpé plusieurs marches; elle s'arrêta un moment, et s'écria en s'adressant à son défenseur inconnu:
--Oh! merci, monsieur, d'avoir pris mon parti. Le Chourineur m'a battue parce que je ne voulais pas lui payer d'eau-de-vie. Je me suis revengée, mais je n'ai pu lui faire grand mal avec mes petits ciseaux. Maintenant je suis en s?reté, laissez-le; prenez bien garde à vous, c'est le Chourineur.
L'effroi qu'inspirait cet homme était bien grand.
--Mais vous ne m'entendez donc pas? Je vous dis que c'est le Chourineur! répéta la Goualeuse.
--Et moi je suis un ferlampier qui n'est pas frileux[7], dit l'inconnu.
Puis tout se tut.
On entendit pendant quelques secondes le bruit
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