Les mystères de Paris, Tome III | Page 3

Eugène Süe
la mettre sur la voie; dans ce cas encore, le triste genre de mort de ce malheureux aura d? frapper la duchesse. Mon Dieu! que j'ai hate d'aller la voir! Je lui écrirai un mot ce soir pour avoir la certitude de la rencontrer demain matin. Quelles peuvent être ces femmes? D'après ce que vous savez d'elles, monseigneur, elles paraissent appartenir à une classe distinguée de la société... Et se voir réduites à une telle détresse!... Ah! pour elles la misère doit être doublement affreuse.
--Et cela par la volerie d'un notaire, abominable coquin dont je savais déjà d'autres méfaits... un certain Jacques Ferrand.
--Le notaire de mon mari! s'écria Clémence, le notaire de ma belle-mère! Mais vous vous trompez, monseigneur; on le regarde comme le plus honnête homme du monde.
--J'ai les preuves du contraire... Mais veuillez ne dire à personne mes doutes ou plut?t mes certitudes au sujet de ce misérable; il est aussi adroit que criminel, et, pour le démasquer, j'ai besoin qu'il croie encore quelques jours à l'impunité. Oui, c'est lui qui a dépouillé ces infortunées, en niant un dép?t qui, selon toute apparence, lui avait été remis par le frère de cette veuve.
--Et cette somme?
--était toutes leurs ressources!
--Oh! voilà de ces crimes...
--De ces crimes, s'écria Rodolphe, de ces crimes que rien n'excuse, ni le besoin, ni la passion... Souvent la faim pousse au vol, la vengeance au meurtre... Mais ce notaire déjà riche, mais cet homme revêtu par la société d'un caractère presque sacerdotal, d'un caractère qui impose, qui force la confiance... cet homme est poussé au crime, lui, par une cupidité froide et implacable. L'assassin ne vous tue qu'une fois... et vite... avec son couteau; lui vous tue lentement, par toutes les formules du désespoir et de la misère où il vous plonge... Pour un homme comme ce Ferrand, le patrimoine de l'orphelin, les deniers du pauvre si laborieusement amassés... rien n'est sacré! Vous lui confiez de l'or, cet or le tente... il le vole. De riche et d'heureux, la volonté de cet homme vous fait mendiant et désolé!... à force de privations et de travaux, vous avez assuré le pain et l'abri de votre vieillesse... la volonté de cet homme arrache à votre vieillesse ce pain et cet abri...
?Ce n'est pas tout. Voyez les effrayantes conséquences de ces spoliations infames... Que cette veuve dont nous parlons, madame, meure de chagrin et de détresse, sa fille, jeune et belle, sans appui, sans ressource, habituée à l'aisance, inapte, par son éducation, à gagner sa vie, se trouve bient?t entre le déshonneur et la faim! Qu'elle s'égare, qu'elle succombe... la voilà perdue, avilie, déshonorée!... Par sa spoliation, Jacques Ferrand est donc cause de la mort de la mère, de la prostitution de la fille!... Il a tué le corps de l'une, tué l'ame de l'autre; et cela, encore une fois, non pas tout d'un coup, comme les autres homicides, mais avec lenteur et cruauté.
Clémence n'avait pas encore entendu Rodolphe parler avec autant d'indignation et d'amertume; elle l'écoutait en silence, frappée de ces paroles d'une éloquence sans doute morose, mais qui révélaient une haine vigoureuse contre le mal.
--Pardon, madame, lui dit Rodolphe après quelques instants de silence, je n'ai pu contenir mon indignation en songeant aux malheurs horribles qui pourraient atteindre vos futures protégées... Ah! croyez-moi, on n'exagère jamais les conséquences qu'entra?nent souvent la ruine et la misère.
--Oh! merci, au contraire, monseigneur, d'avoir, par ces terribles paroles, encore augmenté, s'il est possible, la tendre pitié que m'inspire cette mère infortunée. Hélas! c'est surtout pour sa fille qu'elle doit souffrir... Oh! c'est affreux... Mais nous les sauverons, nous assurerons leur avenir, n'est-ce pas, monseigneur! Dieu merci, je suis riche; pas autant que je le voudrais, maintenant que j'entrevois un nouvel usage de la richesse; mais, s'il le faut, je m'adresserai à M. d'Harville, je le rendrai si heureux qu'il ne pourra se refuser à aucun de mes nouveaux caprices, et je prévois que j'en aurai beaucoup de ce genre. Nos protégées sont fières, m'avez-vous dit, monseigneur; je les en aime davantage; la fierté dans l'infortune prouve toujours une ame élevée... Je trouverai le moyen de les sauver sans qu'elles croient devoir mes secours à un bienfait... Cela sera difficile... tant mieux! Oh! j'ai déjà mon projet; vous verrez, monseigneur... vous verrez que l'adresse et la finesse ne me manqueront pas.
--J'entrevois déjà les combinaisons les plus machiavéliques, dit Rodolphe en souriant.
--Mais il faut d'abord les découvrir. Que j'ai hate d'être à demain! En sortant de chez Mme de Lucenay, j'irai à leur ancienne demeure, j'interrogerai leurs voisins, je verrai par moi-même, je demanderai des renseignements à tout le monde. Je me compromettrai s'il le faut! Je serais si fière d'obtenir par moi-même et par moi seule le résultat que je désire... Oh! j'y parviendrai... cette aventure est si touchante! Pauvres femmes! Il
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