Les misérables Tome IV | Page 2

Victor Hugo
les profils séculaires de l'antique formation française, y
apparaissent et y disparaissent à chaque instant à travers les nuages orageux des systèmes,
des passions et des théories. Ces apparitions et ces disparitions ont été nommées la
résistance et le mouvement. Par intervalles on y voit luire la vérité, ce jour de l'âme
humaine.
Cette remarquable époque est assez circonscrite et commence à s'éloigner assez de nous
pour qu'on puisse en saisir dès à présent les lignes principales.
Nous allons l'essayer.
La Restauration avait été une de ces phases intermédiaires difficiles à définir, où il y a de
la fatigue, du bourdonnement, des murmures, du sommeil, du tumulte, et qui ne sont
autre chose que l'arrivée d'une grande nation à une étape. Ces époques sont singulières et
trompent les politiques qui veulent les exploiter. Au début, la nation ne demande que le
repos; on n'a qu'une soif, la paix; on n'a qu'une ambition, être petit. Ce qui est la
traduction de rester tranquille. Les grands événements, les grands hasards, les grandes
aventures, les grands hommes, Dieu merci, on en a assez vu, on en a par-dessus la tête.
On donnerait César pour Prusias et Napoléon pour le roi d'Yvetot.»Quel bon petit roi
c'était là!» On a marché depuis le point du jour, on est au soir d'une longue et rude
journée; on a fait le premier relais avec Mirabeau, le second avec Robespierre, le
troisième avec Bonaparte, on est éreinté. Chacun demande un lit.
Les dévouements las, les héroïsmes vieillis, les ambitions repues, les fortunes faites
cherchent, réclament, implorent, sollicitent, quoi? Un gîte. Ils l'ont. Ils prennent
possession de la paix, de la tranquillité, du loisir; les voilà contents. Cependant en même
temps de certains faits surgissent, se font reconnaître et frappent à la porte de leur côté.
Ces faits sont sortis des révolutions et des guerres, ils sont, ils vivent, ils ont droit de
s'installer dans la société et ils s'y installent; et la plupart du temps les faits sont des
maréchaux des logis et des fourriers qui ne font que préparer le logement aux principes.
Alors voici ce qui apparaît aux philosophes politiques.
En même temps que les hommes fatigués demandent le repos, les faits accomplis
demandent des garanties. Les garanties pour les faits, c'est la même chose que le repos
pour les hommes.
C'est ce que l'Angleterre demandait aux Stuarts après le protecteur; c'est ce que la France
demandait aux Bourbons après l'Empire.
Ces garanties sont une nécessité des temps. Il faut bien les accorder. Les princes les
«octroient», mais en réalité c'est la force des choses qui les donne. Vérité profonde et
utile à savoir, dont les Stuarts ne se doutèrent pas en 1660, que les Bourbons n'entrevirent
même pas en 1814.
La famille prédestinée qui revint en France quand Napoléon s'écroula eut la simplicité
fatale de croire que c'était elle qui donnait, et que ce qu'elle avait donné elle pouvait le
reprendre; que la maison de Bourbon possédait le droit divin, que la France ne possédait

rien; et que le droit politique concédé dans la charte de Louis XVIII n'était autre chose
qu'une branche du droit divin, détachée par la maison de Bourbon et gracieusement
donnée au peuple jusqu'au jour où il plairait au roi de s'en ressaisir. Cependant, au
déplaisir que le don lui faisait, la maison de Bourbon aurait dû sentir qu'il ne venait pas
d'elle.
Elle fut hargneuse au dix-neuvième siècle. Elle fit mauvaise mine à chaque
épanouissement de la nation. Pour nous servir du mot trivial, c'est-à-dire populaire et vrai,
elle rechigna. Le peuple le vit.
Elle crut qu'elle avait de la force parce que l'Empire avait été emporté devant elle comme
un châssis de théâtre. Elle ne s'aperçut pas qu'elle avait été apportée elle-même de la
même façon. Elle ne vit pas qu'elle aussi était dans cette main qui avait ôté de là
Napoléon.
Elle crut qu'elle avait des racines parce qu'elle était le passé. Elle se trompait; elle faisait
partie du passé, mais tout le passé c'était la France. Les racines de la société française
n'étaient point dans les Bourbons, mais dans la nation. Ces obscures et vivaces racines ne
constituaient point le droit d'une famille, mais l'histoire d'un peuple. Elles étaient partout,
excepté sous le trône.
La maison de Bourbon était pour la France le noeud illustre et sanglant de son histoire,
mais n'était plus l'élément principal de sa destinée et la base nécessaire de sa politique.
On pouvait se passer des Bourbons; on s'en était passé vingt-deux ans; il y avait eu
solution de continuité; ils ne s'en doutaient pas. Et comment s'en seraient-ils doutés, eux
qui se figuraient que Louis XVII régnait le 9 thermidor et que Louis XVIII régnait le jour
de Marengo? Jamais, depuis l'origine de l'histoire, les princes n'avaient été si aveugles en
présence des
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