Les grands orateurs de la Révolution | Page 2

Alphonse Aulard
introduit par la
pensée tout un auditoire dans sa cellule de Vincennes: «_Voulez-vous_,

dit-il dans une lettre à Sophie, qu'elle ait fait une imprudence? elle
seule l'a expiée. Personne au monde, qu'elle et son amant, n'a été puni
de leur erreur, si vous appelez ainsi leur démarche. Mais comment
nommerez-vous le courage avec lequel elle a soutenu le plus affreux
des voeux? la persévérance dans ses opinions et ses sentiments? la
hauteur de ses démarches au milieu de la plus cruelle détresse? la
décence de sa conduite dans des circonstances si critiques?... Si ce ne
sont pas là des vertus, je ne sais ce que vous appellerez ainsi.»
Il s'exerça plus directement à l'éloquence, du fond même de son cachot
de Vincennes, dans les suppliques qu'il adressa aux ministres. N'est-ce
pas une véritable péroraison que la fin de cette lettre à M. de Maurepas
pour lui demander à prendre du service en Amérique ou aux Indes? «Ici,
dit-il, j'ai cessé de vivre et je ne jouis pas du repos que donne la mort.
J'y végète inutilement pour la nature entière. Laissez-moi mettre les
mers entre mon père et moi. Je vous promets, Monsieur le comte, ah!
oui, je vous jure qu'on ne rapportera de moi que mon extrait mortuaire,
ou des actions qui démentiront bien haut mes lâches, mes perfides
calomniateurs, et feront peut-être regretter les années qu'on m'a ôtées.
Relégué au bout du monde, je ne serai pas moins prisonnier
relativement à la France que je ne le suis ici; et le roi aura un sujet de
plus qui lui dévouera sa vie.»
Le mémoire à son père, écrit de Vincennes, est un long plaidoyer qui
marque un grand progrès dans l'éloquence de Mirabeau. C'est à la
postérité qu'il s'adresse, c'est nous qui lui servons d'auditoire, et il nous
charme et nous ravit, sans que jamais l'intérêt languisse. Tout est
calculé avec un art surprenant pour rendre l'Ami des hommes odieux et
son fils sympathique, et aucun effet ne manque, aucun trait ne tombe ou
ne dévie. Son père l'avait exilé à Maurique, à cause des dettes qu'il
avait contractées aussitôt après son mariage:
«Entière résignation de ma part, dit-il, profonde tranquillité, rigoureuse
économie. Et ne croyez pas, s'il vous plaît, mon père, que ce fût
impossible de trouver de l'argent. Non, je vous jure; je m'en fusse
aisément procuré et à bon marché; la preuve en est qu'au moment où je
crus madame de Mirabeau grosse pour la seconde fois, je m'assurai des
fonds nécessaires pour la réception de mon enfant à Malte, si son sexe
lui permettait d'y entrer. Je trouvai, à 4p. 100, cet argent, que je laissai
en dépôt jusqu'à l'événement. Si je n'empruntais pas, c'est donc parce

que je ne voulais pas emprunter; j'étais sévèrement résolu d'être
invariablement rangé. Alors vous me fites interdire.»
Veut-on un exemple de narration rapide et de modestie oratoire? Les
Parlements Maupeou avaient la faveur du père de Mirabeau: «On sait
que les nouveaux parlementaires cabalaient avec véhémence contre
nous (les nobles). Mon beau-père lutta vigoureusement contre eux dans
l'assemblée de la noblesse. On prétendit que j'avais contribuée
réchauffer et à le soutenir, ce dont assurément il n'avait pas besoin; car
on ne peut être meilleur ami ni meilleur patriote. On opinait d'apparat.
Le hasard fit que mon discours produisit quelque sensation. Nous
triomphâmes. C'était un grand crime; mais enfin, ce crime m'était
commun avec tous les honnêtes gens....»
La péroraison est longue et pathétique. Il faut en citer une partie pour
montrer ce qu'était déjà Mirabeau dix ans avant son élection aux Etats
généraux: «Je vous ai supplié d'être juge dans votre propre cause; je
vous supplie de vous interroger dans la rigidité de votre devoir et le
plus intérieur de votre conscience. Avez-vous le droit de me proscrire
et de me condamner seul? de vous élever au-dessus des lois et des
formes pour me proscrire? Quoi! mon père, vous, le défenseur célèbre
et éloquent de la _propriété_, vous attentez, de votre simple autorité, à
celle de ma personne! Quoi! mon père, vous, l'Ami des hommes, vous
traitez avec un tel despotisme votre fils! Quoi! mon père, on ne peut
statuer sur la liberté, l'honneur ou la vie du moindre de vos valets, que
sept juges n'aient prononcé, et vous décidez arbitrairement de mon
sort!»
Alors, par un procédé familier aux avocats, il suppose que l'Ami des
hommes fait lui-même le plaidoyer de son fils. «Voilà, mon père,
l'ébauche de ce que je pouvais dire. Ce n'est pas le langage d'un
courtisan, sans doute; mais vous n'avez point mis dans mes veines le
sang d'un esclave. J'ose dire: _je suis né libre_, dans les lieux où tout
me crie: _non, tu ne l'es pas_. Et ce courage est digne de vous. Je vous
adresse des vérités respectueuses, mais hautes et
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