Les cotillons célèbres | Page 2

Emile Gaboriau
mariage chrétien.
L'Église toujours prudente lorsqu'elle n'est pas toute-puissante, céda à
la rigueur des temps. Elle toléra, chez ses maîtres, ce qu'elle ne pouvait
empêcher, et pendant plusieurs siècles encore, elle oublia de frapper sur
les trônes l'adultère et l'inceste.
Ce serait une longue et fastidieuse histoire que celle de ces premières
favorites, maîtresses légendaires, dont, la plupart du temps, les noms
seuls nous sont parvenus. Et quels noms! La bouche se contorsionne à
essayer de prononcer ces syllabes tudesques.
Clotaire 1er aima tour à tour _Arégonde, Chunsène, Gondiuque_ et
_Waldetrude_; les maîtresses de Gontran, ce roi bonhomme qui joue
les pères-nobles dans le drame mérovingien, s'appellent des noms
harmonieux de Marcatrude et Austregilde. Clotaire II, plus réservé, se
borna à la seule _Haldetrude. Miroflède_ et Marcouefve se partagèrent
le coeur de Caribert. Il n'est pas jusqu'à Dagobert qui n'ait fait résonner
les échos de la forêt de Compiègne et de la forêt de Braine des noms de

Raguetrude, damoiselle d'Austrasie, et de _Wlfégunde_;
Le bon roi Dagobert Aimait à tort et à travers.
Eloi, l'argentier, le sermonnait fort, dit-on, sur ce chapitre; mais le roi
faisait la sourde oreille, à ce que prétend, du moins, la fin du couplet
grivois, dont nous avons cité les deux premiers vers.
Du milieu de ces figures effacées se détachent plusieurs physionomies
saisissantes ou sympathiques qui personnifient ou symbolisent un règne,
une époque.
La première que nous rencontrons est celle de Frédégonde, la blonde
maîtresse de Chilpéric, qu'il finit par épouser, après deux alliances
royales.
Il n'y a peut-être dans l'histoire que deux princesses, Marie Stuart et
Marie-Antoinette, sur qui la calomnie se soit acharnée avec plus de
rage. On a prêté à Frédégonde tous les crimes et toutes les infamies, et
son nom, comme celui de Néron, est devenu
Dans la race future, Aux maîtresses des rois la plus cruelle injure.
On en a fait une frénétique de luxure comme Messaline, une horrible
empoisonneuse comme Lucrezia Borgia.
Mais la critique moderne[1] a fait justice de ces imputations absurdes,
amoncelées sur elle par la haine des gens d'église, qui seuls alors
écrivaient l'histoire. Elle a relevé toutes les contradictions et les
impossibilités de cet échafaudage d'accusations monstrueuses qui
s'étayaient les unes contre les autres, et de ce tissu d'horreurs sanglantes,
il n'est resté que la démonstration nette, irréfutable et concluante de la
supériorité des talents et du génie de cette femme.
[Note 1: Voir, à ce sujet, les travaux d'Augustin Thierry.]
Née dans une condition obscure, esclave dans sa jeunesse, sa ravissante
beauté et les grâces de son esprit firent la plus vive impression sur le

coeur de Chilpéric Ier. Ce prince lui sacrifia _Audovère_ et Galsuinthe,
ses deux épouses légitimes, et les trois fils qu'il avait eus d'Audovère.
Leurs fins misérables ou violentes, on les a longtemps attribuées aux
artifices et à la scélératesse de la favorite; c'est elle qui avait tout fait,
tout préparé, tout exécuté; chaque coup de poignard partait de sa main
blanche; dans sa monomanie meurtrière, on lui faisait égorger jusqu'au
roi son mari et son seul protecteur.
Par contre, on n'avait que des paroles d'excuses et de ménagements
pour les crimes bien autrement réels et positifs de Brunehaut, sa rivale.
La reine d'Austrasie, il est vrai, fut toujours au mieux avec le haut
clergé; elle trouva en lui un appui sûr dans le présent et un panégyriste
dévoué pour l'avenir.
L'école historique moderne a replacé les choses à leur véritable point de
vue. Brunehaut nous apparaît telle qu'elle fut, une princesse arrogante,
impérieuse, à demi Romaine, s'acharnant à une lutte au-dessus de ses
forces et de son génie contre l'indépendance farouche des leudes de
l'Est.
Frédégonde, au contraire, sortie des rangs du peuple vaincu pour
s'asseoir sur le trône de Neustrie, personnifie la résistance à l'élément
étranger; la cause qu'elle défend, et qui triomphe avec et par elle, est
celle de la nationalité française, dont les germes se développent déjà
dans les provinces d'entre Seine et Loire.
Frédégonde a, sur la reine d'Austrasie, un autre avantage, celui du
désintéressement; j'ajouterai même, si le mot ne sonnait pas
étrangement à cette époque, celui de l'humanité. En opposition aux
exactions, à la cupidité insatiable de Brunehaut, on aime à constater la
noble conduite de la femme de Chilpéric, se dépouillant de ses joyaux
et de ses biens pour soulager la misère et les souffrances générales dans
une cruelle épidémie qui décima le royaume, en l'année 580.
Maintenant, quittons le terrain sévère de l'histoire pour rentrer dans le
cadre de ce livre. Frédégonde, cette femme que Chilpéric aima toute sa
vie d'un amour exalté, lui fut-elle fidèle? Aimoin et les moines qui ont
écrit le Gesta Francorum lui donnent pour amant, du vivant de son

mari, un des plus brillants officiers de la cour, Landry ou Landeric, et
accusent celui-ci de l'assassinat du
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