Les Maîtres sonneurs | Page 2

George Sand
faut pourtant que je songe à
m'en aller.» Et comme je n'en voyais pas la raison, tu m'as représenté
que tu étais peintre, que tu avais travaillé dix ans chez nous pour rendre
ce que tu voyais et sentais dans la nature, et qu'il te devenait nécessaire
d'aller chercher à Paris le contrôle de la pensée et de l'expérience des
autres. Je t'ai laissé partir, mais à la condition que lu reviendrais passer
ici tous les étés. Dès à présent, n'oublie pas cela non plus. Je t'envoie ce
roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te rappeler que
les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et que la grande

fête printanière de la nature va commencer aux champs.
GEORGE SAND.
Nohant, le 17 avril 1853.
* * * * *

LES MAÎTRES SONNEURS

Première veillée.
Je ne suis point né d'hier, disait, en 1828, le père Étienne. Je suis venu
en ce monde, autant que je peux croire, l'année 54 ou 55 du siècle passé.
Mais, n'ayant pas grande souvenance de mes premiers ans, je ne vous
parlerai de moi qu'à partir du temps de ma première communion, qui
eut lieu en 70, à la paroisse de Saint-Chartier, pour lors desservie par
monsieur l'abbé Montpérou, lequel est aujourd'hui bien sourd et bien
cassé.
Ce n'est pas que notre paroisse de Nohant fût supprimée dans ce
temps-là; mais notre curé étant mort, il y eut, pour un bout de temps,
réunion des deux églises sous la conduite du prêtre de Saint-Chartier, et
nous allions tous les jours à son catéchisme, moi, ma petite cousine, un
gars appelé Joseph, qui demeurait en la même maison que mon oncle,
et une douzaine d'autres enfants de chez nous.
Je dis mon oncle pour abréger, car il était mon grand-oncle, frère de ma
grand'mère, et avait nom Brulet, d'où sa petite-fille, étant seule héritière
de son lignage, était appelée Brulette, sans qu'on fît jamais mention de
son nom de baptême, qui était Catherine.
Et pour vous dire tout de suite les choses comme elles étaient, je me
sentais déjà d'aimer Brulette plus que je n'y étais obligé comme cousin,
et j'étais jaloux de ce que Joseph demeurait avec elle dans un petit logis

distant d'une portée de fusil des dernières maisons du bourg, et du mien
d'un quart de lieue de pays: de manière qu'il la voyait à toute heure, et
qu'avant le temps qui nous rassembla au catéchisme, je ne la voyais pas
tous les jours.
Voici comment le grand-père à Brulette et la mère à Joseph
demeuraient sous même chaume. La maison appartenait au vieux, et il
en avait loué la plus petite moitié à cette femme veuve qui n'avait pas
d'autre enfant. Elle s'appelait Marie Picot, et était encore mariable, car
elle n'avait pas dépassé de grand'chose la trentaine, et se ressouvenait
bien, dans son visage et dans sa taille, d'avoir été une très-jolie femme.
On la traitait encore, par-ci, par-là, de la belle Mariton, ce qui ne lui
déplaisait point, car elle eût souhaité se rétablir en ménage; mais
n'ayant rien que son oeil vif et son parler clair, elle s'estimait heureuse
de ne pas payer gros pour sa locature, et d'avoir pour propriétaire et
pour voisin un vieux homme juste et secourable, qui ne la tourmentait
guère et l'assistait souvent.
Le père Brulet et la veuve Picot, dite Mariton, vivaient ainsi en bonne
estime l'un de l'autre depuis une douzaine d'années, c'est-à-dire depuis
le jour où, la mère à Brulette étant morte en la mettant au monde, cette
Mariton avait soigné et élevé l'enfant avec autant d'amour et d'égard
que le sien propre.
Joseph, qui avait trois ans de plus que Brulette, s'était vu bercer dans la
même crèche, et la pouponne avait été le premier fardeau qu'on eût
confié à ses petits bras. Plus tard, le père Brulet, voyant sa voisine
gênée d'avoir ces deux enfants déjà forts à surveiller, avait pris chez lui
le garçon, si bien que la petite dormait auprès de la veuve et le petit
auprès du vieux.
Tous quatre, d'ailleurs, mangeaient ensemble, la Mariton apprêtant les
repas, gardant la maison et rhabillant les nippes, tandis que le vieux,
qui était encore solide au travail, allait en journée, et fournissait au plus
gros de la dépense.
Ce n'est pas qu'il fût bien riche et que le vivre fût bien conséquent; mais
cette veuve aimable et de bon coeur lui faisait honnête compagnie, et

Brulette la regardait si bien comme sa mère, que mon oncle s'était
accoutumé à la regarder comme sa fille ou tout au moins comme sa bru.
Il n'y avait rien au monde de si gentil et de si mignon que la petite fille
ainsi élevée par Mariton. Comme cette femme aimait la propreté et se
tenait toujours aussi brave que
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