Les Indes Noires | Page 2

Jules Verne
encore à exploiter largement les
gisements carbonifères des deux mondes. Les fabriques, appropriées à
tant d'usages divers, les locomotives, les locomobiles, les steamers, les
usines à gaz, etc., n'étaient pas près de manquer du combustible minéral.
Seulement, la consommation s'était tellement accrue pendant ces
dernières années, que certaines couches avaient été épuisées jusque
dans leurs plus maigres filons. Abandonnées maintenant, ces mines
trouaient et sillonnaient inutilement le sol de leurs puits délaissés et de
leurs galeries désertes.
Tel était, précisément, le cas des houillères d'Aberfoyle.
Dix ans auparavant, la dernière benne avait enlevé la dernière tonne de
houille de ce gisement. Le matériel du « fond [1*] », machines
destinées à la traction mécanique sur les rails des galeries, berlines
formant les trains subterranés, tramways souterrains, cages desservant
les puits d'extraction, tuyaux dont l'air comprimé actionnait des
perforatrices, -- en un mot, tout ce qui constituait l'outillage
d'exploitation avait été retiré des profondeurs des fosses et abandonné à
la surface du sol. La houillère, épuisée, était comme le cadavre d'un
mastodonte de grandeur fantastique, auquel on a enlevé les divers
organes de la vie et laissé seulement l'ossature.
De ce matériel, il n'était resté que de longues échelles de bois,
desservant les profondeurs de la houillère par le puits Yarow le seul qui
donnât maintenant accès aux galeries inférieures de la fosse Dochart,
depuis la cessation des travaux.
A l'extérieur, les bâtiments, abritant autrefois aux travaux du « jour »,
indiquaient encore la place où avaient été foncés les puits de ladite
fosse, complètement abandonnée, comme l'étaient les autres fosses,
dont l'ensemble constituait les houillères d'Aberfoyle.

Ce fut un triste jour, lorsque, pour la dernière fois, les mineurs
quittèrent la mine, dans laquelle ils avaient vécu tant d'années.
L'ingénieur James Starr avait réuni ces quelques milliers de travailleurs,
qui composaient l'active et courageuse population de la houillère.
Piqueurs, rouleurs, conducteurs, remblayeurs, boiseurs, cantonniers,
receveurs, basculeurs, forgerons, charpentiers, tous, femmes, enfants,
vieillards, ouvriers du fond et du jour, étaient rassemblés dans
l'immense cour de la fosse Dochart, autrefois encombrée du trop-plein
de la houillère.
Ces braves gens, que les nécessités de l'existence allaient disperser --
eux, qui pendant de longues années, s'étaient succédé de père en fils
dans la vieille Aberfoyle --, attendaient, avant de la quitter pour jamais,
les derniers adieux de l'ingénieur. La Compagnie leur avait fait
distribuer, à titre de gratification, les bénéfices de l'année courante. Peu
de chose, en vérité, car le rendement des filons avait dépassé de bien
peu les frais d'exploitation; mais cela devait leur permettre d'attendre
qu'ils fussent embauchés, soit dans les houillères voisines, soit dans les
fermes ou les usines du comté.
James Starr se tenait debout, devant la porte du vaste appentis, sous
lequel avaient si longtemps fonctionné les puissantes machines à
vapeur du puits d'extraction.
Simon Ford, l'overman de la fosse Dochart, alors âgé de cinquante-cinq
ans, et quelques autres conducteurs de travaux l'entouraient.
James Starr se découvrit. Les mineurs, chapeau bas, gardaient un
profond silence.
Cette scène d'adieux avait un caractère touchant, qui ne manquait pas
de grandeur.
« Mes amis, dit l'ingénieur, le moment de nous séparer est venu. Les
houillères d'Aberfoyle, qui, depuis tant d'années, nous réunissaient dans
un travail commun, sont maintenant épuisées. Nos recherches n'ont pu
amener la découverte d'un nouveau filon, et le dernier morceau de

houille vient d'être extrait de la fosse Dochart ! »
Et, à l'appui de sa parole, James Starr montrait aux mineurs un bloc de
charbon qui avait été gardé au fond d'une benne.
« Ce morceau de houille, mes amis, reprit James Starr, c'est comme le
dernier globule du sang qui circulait à travers les veines de la houillère !
Nous le conserverons, comme nous avons conservé le premier fragment
de charbon extrait, il y a cent cinquante ans, des gisements d'Aberfoyle.
Entre ces deux morceaux, bien des générations de travailleurs se sont
succédé dans nos fosses ! Maintenant, c'est fini ! Les dernières paroles
que vous adresse votre ingénieur sont des paroles d'adieu. Vous avez
vécu de la mine, qui s'est vidée sous votre main. Le travail a été dur,
mais non sans profit pour vous. Notre grande famille va se disperser, et
il n'est pas probable que l'avenir en réunisse jamais les membres épars.
Mais n'oubliez pas que nous avons longtemps vécu ensemble, et que,
chez les mineurs d'Aberfoyle, c'est un devoir de s'entraider. Vos
anciens chefs ne l'oublieront pas, non plus. Quand on a travaillé
ensemble, on ne saurait être des étrangers les uns pour les autres. Nous
veillerons sur vous, et, partout où vous irez en honnêtes gens, nos
recommandations vous suivront. Adieu donc, mes amis, et que le Ciel
vous assiste ! »
Cela dit, James Starr pressa dans ses bras le plus vieil ouvrier de la
houillère, dont les yeux s'étaient mouillés de larmes. Puis,
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