Le vicomte de Bragelonne, Tome III. | Page 2

Alexandre Dumas
des engagements
contractés, semblait avoir pris à tâche de dédaigner sans cause les plus
nobles et les plus illustres conquêtes.
Il n’était pas sans une certaine importance pour Madame, dans la
situation où se trouvaient les choses, de faire voir au roi la différence
qu’il y avait à aimer en haut lieu ou à courir l’amourette comme un
cadet de province.
Avec ces grandes amours, sentant leur loyauté et leur toute- puissance,
ayant en quelque sorte leur étiquette et leur ostentation, un roi, non
seulement ne dérogeait point, mais encore trouvait repos, sécurité,
mystère et respect général.
Dans l’abaissement des vulgaires amours, au contraire, il rencontrait,

même chez les plus humbles sujets, la glose et le sarcasme; il perdait
son caractère d’infaillible et d’inviolable. Descendu dans la région des
petites misères humaines, il en subissait les pauvres orages.
En un mot, faire du roi-dieu un simple mortel en le touchant au coeur,
ou plutôt même au visage, comme le dernier de ses sujets, c’était porter
un coup terrible à l’orgueil de ce sang généreux: on captivait Louis plus
encore par l’amour-propre que par l’amour. Madame avait sagement
calculé sa vengeance; aussi, comme on l’a vu, s’était-elle vengée.
Qu’on n’aille pas croire cependant que Madame eût les passions
terribles des héroïnes du Moyen Age et qu’elle vît les choses sous leur
aspect sombre; Madame, au contraire, jeune, gracieuse, spirituelle,
coquette, amoureuse, plutôt de fantaisie, d’imagination ou d’ambition
que de coeur; Madame, au contraire, inaugurait cette époque de plaisirs
faciles et passagers qui signala les cent vingt ans qui s’écoulèrent entre
la moitié du XVIIe siècle et les trois quarts du XVIIIe.
Madame voyait donc, ou plutôt croyait voir les choses sous leur
véritable aspect; elle savait que le roi, son auguste beau-frère, avait ri le
premier de l’humble La Vallière, et que, selon ses habitudes, il n’était
pas probable qu’il adorât jamais la personne dont il avait pu rire, ne
fût-ce qu’un instant.
D’ailleurs, l’amour-propre n’était-il pas là, ce démon souffleur qui joue
un si grand rôle dans cette comédie dramatique qu’on appelle la vie
d’une femme; l’amour-propre ne disait-il point tout haut, tout bas, à
demi-voix, sur tous les tons possibles, qu’elle ne pouvait véritablement,
elle, princesse, jeune, belle, riche, être comparée à la pauvre La
Vallière, aussi jeune qu’elle, c’est vrai, mais bien moins jolie, mais tout
à fait pauvre? Et que cela n’étonne point de la part de Madame; on le
sait, les plus grands caractères sont ceux qui se flattent le plus dans la
comparaison qu’ils font d’eux aux autres, des autres à eux.
Peut-être demandera-t-on ce que voulait Madame avec cette attaque si
savamment combinée? Pourquoi tant de forces déployées, s’il ne
s’agissait de débusquer sérieusement le roi d’un coeur tout neuf dans
lequel il comptait se loger! Madame avait-elle donc besoin de donner
une pareille importance à La Vallière, si elle ne redoutait pas La
Vallière?
Non, Madame ne redoutait pas La Vallière, au point de vue où un
historien qui sait les choses voit l’avenir, ou plutôt le passé; Madame

n’était point un prophète ou une sibylle; Madame ne pouvait pas plus
qu’un autre lire dans ce terrible et fatal livre de l’avenir qui garde en
ses plus secrètes pages les plus sérieux événements.
Non, Madame voulait purement et simplement punir le roi de lui avoir
fait une cachotterie toute féminine; elle voulait lui prouver clairement
que s’il usait de ce genre d’armes offensives, elle, femme d’esprit et de
race, trouverait certainement dans l’arsenal de son imagination des
armes défensives à l’épreuve même des coups d’un roi.
Et d’ailleurs, elle voulait lui prouver que, dans ces sortes de guerre, il
n’y a plus de rois, ou tout au moins que les rois, combattant pour leur
propre compte comme des hommes ordinaires, peuvent voir leur
couronne tomber au premier choc; qu’enfin, s’il avait espéré être adoré
tout d’abord, de confiance, à son seul aspect, par toutes les femmes de
sa cour, c’était une prétention humaine, téméraire, insultante pour
certaines plus haut placées que les autres, et que la leçon, tombant à
propos sur cette tête royale, trop haute et trop fière, serait efficace.
Voilà certainement quelles étaient les réflexions de Madame à l’égard
du roi.
L’événement restait en dehors.
Ainsi, l’on voit qu’elle avait agi sur l’esprit de ses filles d’honneur et
avait préparé dans tous ses détails la comédie qui venait de se jouer.
Le roi en fut tout étourdi. Depuis qu’il avait échappé à M. de Mazarin,
il se voyait pour la première fois traité en homme.
Une pareille sévérité, de la part de ses sujets, lui eût fourni matière à
résistance. Les pouvoirs croissent dans la lutte.
Mais s’attaquer à des femmes, être attaqué par elles, avoir été joué par
de petites provinciales arrivées de Blois tout exprès pour cela, c’était le
comble du
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