Le vicomte de Bragelonne, Tome II. | Page 2

Alexandre Dumas
mutuellement le blanc des yeux, à tourner leurs
pouces dans les différentes évolutions qui vont du nord au midi, une
porte de la salle s'ouvrit et l'on vit paraître Sa Grandeur vêtue du petit
costume complet de prélat.
Aramis portait la tête haute, en homme qui a l'habitude du
commandement, la robe de drap violet retroussée sur le côté, et le poing
sur la hanche.
En outre, il avait conservé la fine moustache et la royale allongée du
temps de Louis XIII.
Il exhala en entrant ce parfum délicat qui, chez les hommes élégants,
chez les femmes du grand monde, ne change jamais, et semble s'être
incorporé dans la personne dont il est devenu l'émanation naturelle.

Cette fois seulement le parfum avait retenu quelque chose de la
sublimité religieuse de l'encens. Il n'enivrait plus, il pénétrait; il
n'inspirait plus le désir, il inspirait le respect.
Aramis, en entrant dans la chambre, n'hésita pas un instant, et sans
prononcer une parole qui, quelle qu'elle fût, eût été froide en pareille
occasion, il vint droit au mousquetaire si bien déguisé sous le costume
de M. Agnan, et le serra dans ses bras avec une tendresse que le plus
défiant n'eût pas soupçonnée de froideur ou d'affectation.
D'Artagnan, de son côté, l'embrassa d'une égale ardeur. Porthos serra la
main délicate d'Aramis dans ses grosses mains, et d'Artagnan remarqua
que Sa Grandeur lui serrait la main gauche probablement par habitude,
attendu que Porthos devait déjà dix fois lui avoir meurtri ses doigts
ornés de bagues en broyant sa chair dans l'étau de son poignet. Aramis,
averti par la douleur, se défiait donc et ne présentait que des chairs à
froisser et non des doigts à écraser contre de l'or ou des facettes de
diamant.
Entre deux accolades, Aramis regarda en face d'Artagnan, lui offrit une
chaise et s'assit dans l'ombre, observant que le jour donnait sur le
visage de son interlocuteur.
Cette manoeuvre, familière aux diplomates et aux femmes, ressemble
beaucoup à l'avantage de la garde que cherchent, selon leur habileté ou
leur habitude, à prendre les combattants sur le terrain du duel.
D'Artagnan ne fut pas dupe de la manoeuvre; mais il ne parut pas s'en
apercevoir.
Il se sentait pris; mais, justement parce qu'il était pris, il se sentait sur la
voie de la découverte, et peu lui importait, vieux condottiere, de se faire
battre en apparence, pourvu qu'il tirât de sa prétendue défaite les
avantages de la victoire.
Ce fut Aramis qui commença la conversation.
-- Ah! cher ami! mon bon d'Artagnan! dit-il, quel excellent hasard!
-- C'est un hasard, mon révérend compagnon, dit d'Artagnan, que
j'appellerai de l'amitié. Je vous cherche, comme toujours je vous ai
cherché, dès que j'ai eu quelque grande entreprise à vous offrir ou
quelques heures de liberté à vous donner.
-- Ah! vraiment, dit Aramis sans explosion, vous me cherchez?
-- Eh! oui, il vous cherche, mon cher Aramis, dit Porthos, et la preuve,
c'est qu'il m'a relancé, moi, à Belle-Île. C'est aimable, n'est-ce pas?

-- Ah! fit Aramis, certainement, à Belle-Île...
«Bon! dit d'Artagnan, voilà mon butor de Porthos qui, sans y songer, a
tiré du premier coup le canon d'attaque.»
-- À Belle-Île, dit Aramis, dans ce trou, dans ce désert! C’est aimable,
en effet.
-- Et c'est moi qui lui ai appris que vous étiez à Vannes, continua
Porthos du même ton.
D'Artagnan arma sa bouche d'une finesse presque ironique.
-- Si fait, je le savais, dit-il; mais j'ai voulu voir.
-- Voir quoi?
-- Si notre vieille amitié tenait toujours; si, en nous voyant, notre coeur,
tout racorni qu'il est par l'âge, laissait encore échapper ce bon cri de joie
qui salue la venue d'un ami.
-- Eh bien! vous avez dû être satisfait? demanda Aramis.
-- Couci-couci.
-- Comment cela?
-- Oui, Porthos m'a dit: «Chut!» et vous...
-- Eh bien! et moi?
-- Et vous, vous m'avez donné votre bénédiction.
-- Que voulez-vous! mon ami, dit en souriant Aramis, c'est ce qu'un
pauvre prélat comme moi a de plus précieux.
-- Allons donc, mon cher ami.
-- Sans doute.
-- On dit cependant à Paris que l'évêché de Vannes est un des meilleurs
de France.
-- Ah! vous voulez parler des biens temporels? dit Aramis d'un air
détaché.
-- Mais certainement j'en veux parler. J'y tiens, moi.
-- En ce cas, parlons-en, dit Aramis avec un sourire.
-- Vous avouez être un des plus riches prélats de France?
-- Mon cher, puisque vous me demandez mes comptes, je vous dirai
que l'évêché de Vannes vaut vingt mille livres de rente, ni plus ni moins.
C'est un diocèse qui renferme cent soixante paroisses.
-- C'est fort joli, dit d'Artagnan.
-- C'est superbe, dit Porthos.
-- Mais cependant, reprit d'Artagnan en couvrant Aramis du regard,
vous ne vous êtes pas enterré ici à
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