Le dinier de la Pompadour | Page 2

Eugène Demolder
attendre. Déjeune!
Elle poussa sur la table une miche, du lard et un cruchon. Jasmin sortit un couteau de sa poche, se servit, mangea, but à même la cruche.
--L'aurore creuse l'estomac, dit-il.
La mère allumait une flambée de sarments sous le trépied, au milieu de la grande cheminée. Le fagot fuma: la vieille n'en fut point gênée; elle se versa du lait dans une écuelle en terre, qu'elle mit sur les flammes; puis elle tailla quelques tranches de pain bis: quand l'ébullition commen?a, elle les jeta dans le lait, sala, poivra et laissa mijoter.
Ces préparatifs firent tousser Jasmin.
--Je vais prendre l'air, dit-il.
--C'est la fumée qui te chasse, fieu! Va sentir d'où le vent vient! Tu me le diras!
Jasmin sortit. A ce moment le ciel devint plus transparent. Sur l'eau flottaient des brumes: avides de lumière autant qu'amoureuses de l'onde, elles tiraient vers le ciel et trempaient leurs gazes dans le fleuve endormi.
Soudain la brise réveilla tout à fait la Seine; dans un frémissement, sous le soleil pale en sa rondeur d'hostie, l'eau se pailleta d'argent. Ebloui, Jasmin regarda les spirales opalines que le vent poussait contre les buissons.
Il adorait la rosée; il aimait à surprendre ses diamants près d'une cétoine verte, au coeur des ?cuisses de Nymphe?. Ce matin elle le fit songer aux mois déjà passés. Vraiment cette année le printemps avait opéré le miracle des roses. La Fête-Dieu en était restée inoubliable: les rues avaient été jonchées de pétales, les reposoirs enguirlandés de branches fleuries et la petite église avait ressemblé à un temple de l'Amour.
Aujourd'hui on payait cette débauche. Jasmin jeta un regard à ses rosiers épuisés par un trop fougueux renouveau: l'été était mort et ils ne portaient pas de fleurs ?remontantes?. A l'idée de cette privation Buguet regretta presque le cadeau fait à Martine; bien qu'il aimat fort la soubrette, il la maudit un brin et sentit que peut-être au fond de son ame il préférait à sa blonde joliesse la chair multicolore des bouquets.
Doucement, avec un soupir, il gravit à droite de la maison un petit escalier de pierres qui conduisait à une terrasse où s'alignaient les fuschias, les basilics odorants, les orangers de savetier. Au long de plates-bandes bordées de thym, les oeillets d'Inde répandaient leur apre parfum. Au fond de la terrasse, le premier rayon aviva les roses trémières comme s'il les e?t peintes avec un pinceau d'or.
Jasmin sortit un arrosoir, en plongea le ventre dans un tonneau enfoncé au coin d'un parterre. Il distribua l'eau à des flox préparés pour la Saint-Auguste, tombant ce jour-là.
--Mère, cria-t-il en promenant sur les plantes les jets fins d'un juste arrosage, les flox blancs sont à vendre! Trois sols!
--C'est pas donné, mon gar?on!
Jasmin devait aller chez l'oncle Gillot pour savoir quand on commen?ait les vendanges.
--Bonne idée, mon fieu! dit la Buguet. Embrasse bien mon frère pour moi. Hé! Porte-lui notre dernier melon.
Buguet rentra, mit sa culotte noire à boucles d'argent, une chemise de toile bise avec un col rabattu, un gilet de pékin à pochettes et son habit brun en droguet: puis, ayant noué ses cheveux par derrière en catogan, il posa sur son front le tricorne des dimanches.
Il partit, emportant sur l'épaule, au bout d'un baton, le gros fruit jaune que la mère avait mis dans un panier fermé ?pour attraper les curieux?.
Et il suivit le bord de la Seine, heureux de la belle journée.
Passant à Saint-Assises, Jasmin aper?ut dans le parc d'une gentilhommière le vieux jardinier qui ratissait l'allée.
--Bonjour, monsieur Leturcq!
--Ah! Jasmin! Entre donc!
--Vous êtes bien civil, monsieur Leturcq! Buguet ?ta son chapeau et déposa le panier près de la grille.
--Viens que je te montre une plante nouvelle, continua M. Leturcq. Elle arrive d'Italie et fleurit ici pour la première fois.
Jasmin eut un battement de coeur en pénétrant dans la petite serre. Un dévot n'est pas plus ému sous le porche d'une église. Cet amoureux des fleurs e?t cherché l'eau bénite au fond des arrosoirs et se f?t signé. Il tint son feutre sous le bras respectueusement.
--Vois, dit M. Leturcq avec un geste rond et une mine satisfaite.
Jasmin s'arrêta devant deux tubéreuses. Blanches sur leurs longues tiges vertes et rougissant, comme honteuses de la volupté qui s'émanait de leurs corolles, capiteuses elles s'offraient au milieu d'un groupe de bromélias bigarrés qui semblaient épris des nouvelles venues.
--Caresse! C'est doux, dit M. Leturcq. Jasmin obéit; sa main trembla.
--Et celle-ci? continua le vieux jardinier. C'était la Gordon des Anglais (ainsi appelait-on alors le gardénia!), tout aristocratique et élégante.
--Sont-elles belles! murmura Buguet. Vous devez être fier de les montrer, monsieur Leturcq.
--Dame! On a son amour-propre! Malheureusement les connaisseurs sont rares.
Jasmin reprit sa route, émerveillé. Ces tubéreuses! Sa cervelle en était troublée. Il lui semblait qu'il venait d'assister au déshabillé d'une princesse au jour de ses noces, dans un de ces contes qu'il lisait aux veillées. Et il était l'époux!
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