Le culte du moi 2 | Page 2

Maurice Barrès
à
renversement (Vaillant) ne leur parut in abstracto qu'un phénomène de
prétention littéraire. Jamais M. Charles Dupuy, qui a beaucoup de
bonhomie à la Sarcey, ne me parut mieux en verve. Je n'y reviens point
pour raviver l'ennui des discordes passées, mais pour marquer comment
je connus mon erreur. Cette après-midi me montra clairement que pour
agir sur des intelligences la sincérité ne suffit pas.
J'ai péché contre ma pensée, par trop de scrupule. J'ai craint d'introduire
mon didactisme en supplément aux faits; je me suis abstenu de me
régler, de me mettre au point, j'ai voulu me produire tout nûment. Je
voyais s'éveiller mes groupes de sensations, je les notais, je les
décrivais, j'acceptais ma spontanéité. J'oubliais qu'il s'agit de créer un
rapport entre l'auteur et le lecteur, et qu'ainsi le plus probe philosophe
doit se préoccuper de l'effet à produire. J'avais une tendance à conduire
au grand jour tout ce que je trouvais dans mon âme, car tout cela
voulait intensément vivre; or il y a, dans ma conscience un moqueur,
qui surveille mes expériences les plus sincères et qui rit quand je
patauge. Mes premiers livres ne dissimulent pas suffisamment ce rire.
Si Jouffroy, dans sa fameuse nuit, avait été capable de ce dédoublement,
et s'il avait mêlé à son chant pathétique les railleries de son surveillant
intérieur, il aurait déconcerté.
Mes aînés, Anatole France et Jules Lemaître, me comblaient; ils m'ont,
dès la première minute, traité avec une grande générosité, mais ils
prétendaient que je fusse un ironiste. Ils ne voyaient pas que je voulais
prouver quelque chose et que l'ironie n'était qu'un de mes moyens. Ces
grands navigateurs, n'ayant pas encore jeté l'ancre, n'admettaient pas
que mes inquiétudes différassent de leur curiosité. Peut-être M. Paul
Desjardins résumait-il l'opinion moyenne des gens de lettres autorisés
dans une phrase qui me troublait par un mélange de justesse et
d'injustice. «Cet adolescent, disait le critique desDébats, cet adolescent,
si merveilleusement doué pour le style, a trouvé le moule de phrases le
plus savoureux et le plus plaisant; par malheur, il s'est égaré dans son
propre dandysme et il lui est arrivé, ce qui n'est pas rare, qu'il n'a plus
su lui-même si ce qu'il disait était sérieux ou non. C'est un mélange
extraordinaire de sincérité naïve et d'ironie très serrée.... Il a voulu

prendre le monde pour jouet et il est lui-même le jouet de sa cadence
verbale. Il n'est pas du tout sûr de lui sous son air imperturbable....[1]»
Je l'ai dit ailleurs déjà[2], je n allai point droit sur la vérité comme une
flèche sur la cible. L'oiseau plane d'abord et s'oriente; les arbres pour
s'élever étagent leurs ramures; toute pensée procède par étapes. Je
vivais dans une crise perpétuelle; ma pensée était, que dis-je! elle est
encore une chose vivante, la forme de mon âme. Qu'est-ce que mon
oeuvre? Ma personne toute vive emprisonnée. La cage en fer d'une des
bêtes du Jardin des Plantes.
A la date où j'écris cette préface, je viens d'entreprendre lesBastions de
l'Est: ils ne sont en moi qu'une vaste sensibilité. Qu'en tirera ma raison?
En 1890, au lendemain de l' Homme libre, je sentais mon abondance, je
ne me possédais pas comme un être intelligible et cerné. C'est la règle
de toute production artistique. L'on ne délibère guère sur les ouvrages
qu'on écrira; on se surprend à les avoir déjà vécus, quand on se
demande si on les approuve. C'est par plénitude, par nécessité et de la
manière la plus irréfléchie que se produisent les germes qui, bien
soignés, deviendront de grandes oeuvres droites. Magnifique geste
d'une mère qui prend son fils aux mains de l'accoucheuse et le regarde.
Elle l'a mis au monde et ne le connaît point.
Mais pourquoi chercher tant de raisons à ce refus de me comprendre
que j'ai subi durant douze années? C'est bien simple: nous ne
conquérons jamais ceux qui nous précèdent dans la vie. En vain nous
prêtent-ils du talent, nous ne pouvons pas les émouvoir. A vingt ans,
une fois pour toutes, ils se sont choisi leurs poètes et leurs philosophes.
Un écrivain ne se crée un public sérieux que parmi les gens de son âge
ou, mieux encore, parmi ceux qui le suivent.
Les jeunes gens me dédommageaient. Ils se répétaient la dernière page
des Barbares: «O mon maître... je te supplie que par une suprême
tutelle, tu me choisisses le sentier ou s'accomplira ma destinée... Toi
seul, ô maître, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des
hommes.» Ils distinguaient dans l' Homme libre des forces
d'enthousiasme. Ils virent que je cherchais une raison de vivre et une
discipline. Ils s'intéressèrent passionnément à une recherche

qu'eux-mêmes eussent voulu entreprendre. Ce petit livre produisit dans
certains jeunes esprits une agitation singulière. On m'a raconté qu'au
Conseil supérieur de l'instruction publique,
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