Le conte futur | Page 3

Paul Adam
y croissent.
Peu à peu, le sol verdit. Les arbustes se pressent. Des treillis de fer
gardent les faisans dans les chasses. Tout le long, afin de les empêcher
de sortir, des gamins sifflent. L'air un peu vif a rendu violets leurs
visages creux. Un garde les surveille.
La forêt va naître. Elle court déjà sur les collines de l'horizon.
Cependant, les cris du métal poursuivent la fuite du train.
Quand ils cessent, on a franchi bien des lieues bordées de bouleaux et
de frênes, entrevu bien des clairières où s'attardent les hordes de daims.
Et, brusquement, le train débouche des branches. La forêt finit net.
L'express glisse sur la crête d'un roc qui plonge à pic dans une vallée
profonde, pleine de villages blanchissant la lisière des futaies. De très
prés à très loin, se courbe un fleuve dont les eaux frisottent entre les
arches fréquentes de ses ponts.
Et le roc forme l'éperon du grand plateau rétréci, devenu la pointe
défensive de la patrie sur le fleuve frontière. D'ailleurs, les mamelons
couvrent les travaux stratégiques du Fort. Des coupoles d'acier s'érigent
de la roche. La brique bouche les cavernes. D'arbre en arbre, des fils
électriques courent. Par des poternes, les soldats émergent des
souterrains. Les ravins sont des cours de caserne où les artilleurs se
chamaillent avec des lazzis qui montent d'échos en échos.
Au bout du roc, il y a un jardin devant une maison blanche, un jet d'eau

irisé au-dessus d'une vasque, les filles du colonel-gouverneur parées de
robes à pois et qui comptent les primevères nées du matin dans la
pelouse.
--Bonjour, Philippe... disent-elle, et plus bas: Nous avons senti votre
douleur qui s'approchait....

II
Les soldats attachent des lampions à des mâts le long des chemins de
ronde. On hisse des drapeaux pleins de noms de victoire. Les vétérans
agacent les singes rapportés d'Asie par les troupes du commandant de
Chaclos qui fêtent, ce soir-là, leurs succès aux pays d'Orient. Le fort
contient mille animaux singuliers, des chiens dépourvus de tout poil,
des bouquetins apprivoisés, des perruches loquaces habiles à réciter les
poèmes des barbares. On a construit des trophées avec des armes
étranges, des sortes de faux dentelées, des sabres courbes couverts de
damasquinures, des cuirasses de fer et de laque. Les lunes et les
dragons féeriques des étendards conquis flottent sur les arcs de
triomphe en branches de sapin. Les chants patriotiques sonnent dans les
cantines pleines de monde; et les papiers peints des lanternes dansent
au vent.
Chez le colonel, on achève le dessert. Comme la nuit se prépare à luire
de tous ses astres, les fenêtres s'ouvrent.... Les deux soeurs viennent sur
le balcon pour assister au ciel. En bas, on a ouvert les fenêtres aussi
dans la salle des invités où dînent les adjudants.... Aidés par le vin, ils
content leurs exploits. Une brave rumeur de gaieté éclate là, pour se
propager ensuite par tout le fort, entre les ifs de feu, les lumières
tricolores des lanternes, et les lampions des cantines....
Plus bas, la musique prélude... et puis les cuivres donnent l'essor aux
sons. Ils s'épandent vers le cours du fleuve qui chatoie dans les
ombres....
Francine et Philomène se sont accoudées. La plus jeune des soeurs
retient le commandant par son babil.... Philomène murmure vers
Philippe:
--Puisque je ne saurais avoir de l'amour, puisque nul jamais ne
possèdera mon âme entière, que vous importe?... Hors du monde et
hors des hommes, seule ici, parmi ce misérable peuple en livrée de
guerre, je me suis créé une vie seconde toute d'idées folles et

magnifiques. Je m'y suis retirée pour toujours. Rien ne me touchera
plus des choses humaines,--que superficiellement et selon le décor de
l'existence.
--La gloire du commandant vous a touchée.
--Certainement je l'aime moins que je ne vous aime; oui, moins. Mais
lui n'essaiera pas de pénétrer mon âme intime, de posséder au delà de
ce que je lui donnerai de moi.
--Votre corps....
--Voilà où votre jeunesse se déclare et où elle m'effraie.... Qu'est-ce, le
corps? Moins que rien. Je ne méconnais cependant pas ma beauté. Je
prétends, toutefois, ne pas devenir, pour l'imprudente ardeur de votre
âge, un seul instrument de joies.... Cela m'outragerait.
--Laissons... et dites-moi, Philomène.... Vous croyez-vous à jamais
incapable, soit d'une compassion, soit d'une admiration telles que vous
consentiez au sacrifice de votre orgueil intellectuel et à vous absorber
en celui-là....
--Par compassion... qui sait! Par admiration... oui. Mais pour que je
l'admire jusque l'adorer... quel héros inouï il me faudrait connaître!
--Simplement celui dont les actes réaliseront le rêve de votre âme.
--Je ne le chérirai donc que mort.... Car quiconque annonce aux
hommes une foi nouvelle et agit afin de convertir, quiconque veut offrir,
pareil au Christ, l'exemple vivant de la doctrine, celui-là encourt jusque
la mort, la haine
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