Le comte de Monte-Cristo, Tome IV | Page 2

Alexandre Dumas, père
voilà. Je les leur envoie, mais, comme Pilate, en me lavant
les mains.
--Et Mlle d'Armilly, demanda Beauchamp, quelle mine vous fait-elle à
vous, qui lui enlevez son élève?
--Dame! je ne sais pas trop: mais il paraît qu'elle part pour l'Italie. Mme
Danglars m'a parlé d'elle et m'a demandé des lettres de
recommandation pour les impresarii; je lui ai donné un mot pour le
directeur du théâtre Valle, qui m'a quelques obligations. Mais
qu'avez-vous donc, Albert? vous avez l'air tout attristé; est-ce que, sans
vous en douter vous êtes amoureux de Mlle Danglars, par exemple?
--Pas que je sache», dit Albert en souriant tristement.
Beauchamp se mit à regarder les tableaux.
«Mais enfin, continua Monte-Cristo, vous n'êtes pas dans votre état
ordinaire. Voyons, qu'avez-vous? dites.
--J'ai la migraine, dit Albert.

--Eh bien, mon cher vicomte, dit Monte-Cristo, j'ai en ce cas un remède
infaillible à vous proposer, remède qui m'a réussi à moi chaque fois que
j'ai éprouvé quelque contrariété.
--Lequel? demanda le jeune homme.
--Le déplacement.
--En vérité? dit Albert.
--Oui; et tenez, comme en ce moment-ci je suis excessivement contrarié,
je me déplace. Voulez-vous que nous nous déplacions ensemble?
--Vous, contrarié, comte! dit Beauchamp, et de quoi donc?
--Pardieu! vous en parlez fort à votre aise, vous; je voudrais bien vous
voir avec une instruction se poursuivant dans votre maison!
--Une instruction! quelle instruction?
--Eh! celle que M. de Villefort dresse contre mon aimable assassin
donc, une espèce de brigand échappé du bagne, à ce qu'il paraît.
--Ah! c'est vrai, dit Beauchamp, j'ai lu le fait dans les journaux.
Qu'est-ce que c'est que ce Caderousse?
--Eh bien... mais il paraît que c'est un Provençal. M. de Villefort en a
entendu parler quand il était à Marseille, et M. Danglars se rappelle
l'avoir vu. Il en résulte que M. le procureur du roi prend l'affaire fort à
coeur, qu'elle a, à ce qu'il paraît, intéressé au plus haut degré le préfet
de police, et que, grâce à cet intérêt dont je suis on ne peut plus
reconnaissant, on m'envoie ici depuis quinze jours tous les bandits
qu'on peut se procurer dans Paris et dans la banlieue, sous prétexte que
ce sont les assassins de M. Caderousse; d'où il résulte que, dans trois
mois, si cela continue, il n'y aura pas un voleur ni un assassin dans ce
beau royaume de France qui ne connaisse le plan de ma maison sur le
bout de son doigt, aussi je prends le parti de la leur abandonner tout
entière, et de m'en aller aussi loin que la terre pourra me porter. Venez

avec moi, vicomte, je vous emmène.
--Volontiers.
--Alors, c'est convenu?
--Oui, mais où cela?
--Je vous l'ai dit, où l'air est pur, où le bruit endort, où, si orgueilleux
que l'on soit, on se sent humble et l'on se trouve petit. J'aime cet
abaissement, moi, que l'on dit maître de l'univers comme Auguste.
--Où allez-vous, enfin?
--À la mer, vicomte, à la mer. Je suis un marin, voyez-vous, tout enfant,
j'ai été bercé dans les bras du vieil Océan et sur le sein de la belle
Amphitrite; j'ai joué avec le manteau vert de l'un et la robe azurée de
l'autre; j'aime la mer comme on aime une maîtresse, et quand il y a
longtemps que je ne l'ai vue, je m'ennuie d'elle.
--Allons, comte, allons!
--À la mer?
--Oui.
--Vous acceptez?
--J'accepte.
--Eh bien, vicomte, il y aura ce soir dans ma cour un briska de voyage,
dans lequel on peut s'étendre comme dans son lit; ce briska sera attelé
de quatre chevaux de poste. Monsieur Beauchamp, on y tient quatre
très facilement. Voulez-vous venir avec nous? je vous emmène!
--Merci, je viens de la mer.
--Comment! vous venez de la mer?

--Oui, ou à peu près. Je viens de faire un petit voyage aux îles
Borromées.
--Qu'importe! venez toujours, dit Albert.
--Non, cher Morcerf, vous devez comprendre que du moment où je
refuse, c'est que la chose est impossible. D'ailleurs, il est important,
ajouta-t-il en baissant la voix, que je reste à Paris, ne fût-ce que pour
surveiller la boîte du journal.
--Ah! vous êtes un bon et excellent ami, dit Albert; oui, vous avez
raison, veillez, surveillez, Beauchamp, et tâchez de découvrir l'ennemi
à qui cette révélation a dû le jour.»
Albert et Beauchamp se séparèrent: leur dernière poignée de main
renfermait tous les sens que leurs lèvres ne pouvaient exprimer devant
un étranger.
«Excellent garçon que Beauchamp! dit Monte-Cristo après le départ du
journaliste; n'est-ce pas, Albert?
--Oh! oui, un homme de coeur, je vous en réponds; aussi je l'aime de
toute mon âme. Mais, maintenant que nous voilà seuls, quoique la
chose me soit à peu près égale, où allons-nous?
--En Normandie, si vous voulez bien.
--À merveille. Nous sommes tout à fait à la campagne, n'est-ce
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