Le Pèlerin du Silence | Page 2

Remy de Gourmont
point central que déformé, dans sa trajectoire, par la
répulsive épaisseur des cervelles humaines), il faut que tu voies le
monde. Prends un cheval et des serviteurs, gagne Ispahan. C'est le
centre de la sottise et de la cupidité universelles, car la ville est peuplée
dix fois comme Tauris, et l'ignominie natale, invétérée en toute créature,
n'atteint son épanouissement parfait qu'au milieu du grouillement
tumultuaire des larges capitales. Va, que la monnaie soit ton seul
truchement, et sans proférer aucune syllabe, tu seras compris.»
Zaël se mit en route, ayant fait le voeu du silence.
Il passa par l'humide Vaspinge, striée de ruisselets, flabellée de
peupliers, brodée de la glauque frondaison des saules;--par l'Agi Aga,
où pâturent, le ventre dans l'herbe, des générations de chevaux noirs,
issues du formidable troupeau de cent mille crinières qu'entretenaient là
les anciens rois de Médie;--par des villages blancs;--par des plaines
rouges;--par une montagne bleue.
Il passa par Sircham, le caravansérail des Sables, où l'on soupe d'un
ragoût de chèvre, pimenté de hiltit noir;--par le pays d'Arakayem, qui
n'est que de chardons bleus et de bruyères roses; par Zerigan, la fleur
des ruines, le village acrobate poussé, comme des giroflées sauvages,
d'entre les disjointures des vieux murs écrasés;--par Sultanie, le pays
des roses fanées, des tours penchantes, des mosquées aux dômes crevés,
aux pavés que bousculent les folles herbes, les hystériques végétations
qui dansent la sarabande dans les temples hantés.
Il passa par Ebher, toute en jardin, naguère perspective de pêchers en
fleurs, et dans les cultures: les tulipes barbares, les fragiles anémones,
les jasmins grimpeurs les jonquilles, les narcisses, les muguets, les lys,
les oeillets jaunes et les oeillets couleur de sang, les diaphanes mauves
et la rose.
À Casbin, il but du vin violet qui semblait une effusion d'améthystes.

À Kom, où, chacun en son clos, reposent les cinq cents fils d'Ali, il
acheta une épée qui ployait comme un jonc, s'enivra d'eau fraîchie dans
le ventre des oiseaux blancs, fuma du tabac noir mêlé à du chenevis,
mangea les tartines de graisse de cabri saupoudrées de graine de pavot,
dormit sous un platane, ce qui préserve de la peste, assista à l'autodafé
d'un gulbad, cet arbre magique dont les fleurs empoisonnent le vent,
visita les Fontaines souterraines et la Mosquée des deux Rois, près de
laquelle une enceinte aux grilles sacrées emprisonne d'inviolables roses,
nées de la chair de Fathmé. Un prêtre veillait, Zaël souriait: de ses
doigts comme distraits des tomans d'or tombèrent sur le sable, et ses
yeux fixaient la plus large des roses. Le prêtre apporta la rose à Zaël, et
Zaël, sans même la respirer, l'effeuilla d'une chiquenaude,--content: car,
pour une simple aumône, l'incorruptible gardien des inviolables roses
avait vendu les roses, son voeu, la majesté des tabernacles et la
virginité de la fille de Mousa, fils de Gazer.
Cachan fut la dernière étape. Avant d'entrer dans cette ville redoutée, il
avait murmuré en lui-même, selon l'usage: «Scorpions, je suis étranger,
ne me touchez pas.» Il fut piqué, guéri par une vieille femme qui lui en
offrit une jeune. C'était, disait-elle, une assez sauvage gazelle, volée à
des vignerons, mais Zaël apprit la vérité: «Ma petite maman, sussura la
mignonne, attendait le voyageur résolu à payer le prix de ma réelle
beauté, et c'est toi: je suis ton esclave.» Il la fit déflorer par son premier
serviteur, Thamas, et, avant de la rendre humiliée aux mains
maternelles, voulut qu'elle subît les fougues barbares de son palefrenier
Piri, de Cofrou le muletier et du convoyeur Mirzatbaer.
Quelques heures plus tard, ils touchaient à Ispahan.
Une petite maison meublée, pourvue d'esclaves, lui fut indiquée; Zaël
l'arrêta et chargea Thamas de l'urgente acquisition de quelques femmes,
car un homme dépourvu de femmes est taxé de mauvaises moeurs:
l'hypocrisie exige un certain décor, à Ispahan, comme à Tauris.
Elles étaient convenables et toutes trois blondes, mais teintes en brunes,
avec des sourcils d'idoles, une mouche noire au coin de l'oeil et une
violette au menton. Il les habilla magnifiquement, attacha des pierreries
au bout de leurs tresses tombantes, voulut les chemises de la plus

caressante soie, les manteaux du plus magistral damas, les voiles de la
plus rêveuse dentelle; boîtes de senteur flottant à des chaînes d'or,
anneaux à tous les doigts et à tous les orteils, colliers de perles,
pendants d'oreilles et boucles de narine, paquets d'inutiles bagues,
pendulant comme des amulettes, entre leurs seins.
Il leur donna un souper: elles mangèrent les dattes de Jaron conservées
en des courges creuses; des pistaches fricassées au sel; des pavis, des
grenades blanches et des roses, des prunes de Boccara; des abricots à
chair rouge dont on grignote l'amande, le noyau s'ouvrant aisément d'un
coup d'ongle; du raisin bleu cultivé par les Guèbres de Neyesabad et
qui se sert sur un lit de violettes.
Toutes
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