et le fanatisme fassent place à la philosophie, et l'on en est à calculer la probabilité de l'époque, et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison. Les plus vieux se plaignaient de ne pouvoir s'en flatter; les jeunes se réjouissaient d'en avoir une espérance très vraisemblable, et l'on félicitait surtout l'Académie d'avoir préparé le grand oeuvre et d'avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser.
Un seul des convives n'avait point pris de part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme. C'était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des illuminés. Il prend la parole; et du ton le plus sérieux: ?Messieurs, dit-il, soyez satisfaits, vous verrez toute cette grande et sublime révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète; je vous le répète, vous la verrez.? On lui répond par le refrain connu, faut pas être grand sorcier pour ?a.--Soit, mais peut-être faut-il l'être un peu plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous tous tant que vous êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l'effet bien prouvé, la conséquence bien reconnue?--Ah! voyons (dit Condorcet, avec son air et son rire sournois et niais), un philosophe n'est pas faché de rencontrer un prophète.--Vous M. de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d'un cachot; vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous.?
Grand étonnement d'abord; mais on se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveille, et l'on rit de plus belle. ?M. Cazotte, le conte que vous nous faites ici n'est pas si plaisant que votre Diable amoureux. Mais, quel diable vous a mis dans la tête ce cachot, ce poison et ces bourreaux? Qu'est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison?--C'est précisément ce que je vous dis; c'est au nom de la philosophie, de l'humanité, de la liberté; c'est sous le règne de la raison qu'il vous arrivera de finir ainsi; et ce sera bien le règne de la raison, car alors elle aura des temples, et même il n'y aura plus, dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de la raison.--Par ma foi (dit Chamfort, avec le sourire du sarcasme), vous ne serez pas un des prêtres de ces temps-là.--Je l'espère; mais vous, M. Chamfort, qui en serez un et très digne de l'être, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n'en mourrez que quelques mois après.? On se regarde et on rit encore. ?Vous, M. Vicq-d'Azyr, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même, mais après, vous les ferez ouvrir six fois dans un jour, au milieu d'un accès de goutte, pour être plus s?r de votre fait, et vous mourrez dans la nuit. Vous, M. de Nicola?, sur l'échafaud; vous, M. Bailly, sur l'échafaud; vous, M. de Malesherbes, sur l'échafaud....--Ah! Dieu soit béni, dit Roucher, il para?t que monsieur n'en veut qu'à l'Académie; il vient d'en faire une terrible exécution; et moi, grace au ciel!...--Vous! vous mourrez aussi sur l'échafaud.? Oh! c'est une gageure (s'écrie-t-on de toute part), il a juré de tout exterminer. ?Non, ce n'est pas moi qui l'ai juré.--Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares?...--Encore....--Point du tout; je vous l'ai dit, vous serez alors gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment dans la bouche les mêmes phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront, comme vous, les vers de Diderot et de la Pucelle.? On se disait à l'oreille: Vous voyez bien qu'il est fou (car il gardait le plus grand sérieux). ?Est-ce que vous ne voyez pas qu'il plaisante; et vous savez qu'il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.--Oui, répondit Chamfort, mais son merveilleux n'est pas gai, il est trop patibulaire; et quand tout cela arrivera-t-il?--Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli.
--Voilà bien des miracles! (et cette fois c'était moi qui parlais), et vous ne m'y mettez pour rien.--Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire; vous serez alors chrétien.
Grandes exclamations. ?Ah! reprit Chamfort; je suis rassuré, si nous ne devons périr que quand Laharpe sera chrétien, nous sommes immortels.
--Pour ?a, dit alors la duchesse de Grammont, nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n'être pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien,
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