Le Coté de Guermantes -- deuxième partie | Page 3

Marcel Proust
que celles-ci, sauf celles de sa proche parenté, ne venaient plus chez elle, elle se sentait amoindrie et souhaitait encore de régner, mais d'une autre manière que par l'esprit. Elle e?t voulu attirer toutes celles qu'elle avait pris tant de soin d'écarter. Combien de vies de femmes, vies peu connues d'ailleurs (car chacun, selon son age, a comme un monde différent, et la discrétion des vieillards empêche les jeunes gens de se faire une idée du passé et d'embrasser tout le cycle), ont été divisées ainsi en périodes contrastées, la dernière toute employée à reconquérir ce qui dans la deuxième avait été si gaiement jeté au vent. Jeté au vent de quelle manière? Les jeunes gens se le figurent d'autant moins qu'ils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de Villeparisis et n'ont pas l'idée que la grave mémorialiste d'aujourd'hui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu être jadis une gaie soupeuse qui fit peut-être alors les délices, mangea peut-être la fortune d'hommes couchés depuis dans la tombe; qu'elle se f?t employée aussi à défaire, avec une industrie persévérante et naturelle, la situation qu'elle tenait de sa grande naissance ne signifie d'ailleurs nullement que, même à cette époque reculée, Mme de Villeparisis n'attachat pas un grand prix à sa situation. De même l'isolement, l'inaction où vit un neurasthénique peuvent être ourdis par lui du matin au soir sans lui para?tre pour cela supportables, et tandis qu'il se dépêche d'ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient prisonnier, il est possible qu'il ne rêve que bals, chasses et voyages. Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu'il nous serait agréable d'être. Les saluts dédaigneux de Mme Leroi pouvaient exprimer en quelques manière la nature véritable de Mme de Villeparisis, ils ne répondaient aucunement à son désir.
Sans doute, au même moment où Mme Leroi, selon une expression chère à Mme Swann, ?coupait? la marquise, celle-ci pouvait chercher à se consoler en se rappelant qu'un jour la reine Marie-Amélie lui avait dit: ?Je vous aime comme une fille.? Mais de telles amabilités royales, secrètes et ignorées, n'existaient que pour la marquise, poudreuses comme le dipl?me d'un ancien premier prix du Conservatoire. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui créent de la vie, ceux qui peuvent dispara?tre sans que celui qui en a bénéficié ait à chercher à les retenir ou à les divulguer, parce que dans la même journée cent autres leur succèdent. Se rappelant de telles paroles de la reine, Mme de Villeparisis les e?t pourtant volontiers troquées contre le pouvoir permanent d'être invitée que possédait Mme Leroi, comme, dans un restaurant, un grand artiste inconnu, et de qui le génie n'est écrit ni dans les traits de son visage timide, ni dans la coupe désuète de son veston rapé, voudrait bien être même le jeune coulissier du dernier rang de la société mais qui déjeune à une table voisine avec deux actrices, et vers qui, dans une course obséquieuse et incessante, s'empressent patron, ma?tre d'h?tel, gar?ons, chasseurs et jusqu'aux marmitons qui sortent de la cuisine en défilés pour le saluer comme dans les féeries, tandis que s'avance le sommelier, aussi poussiéreux que ses bouteilles, bancroche et ébloui comme si, venant de la cave, il s'était tordu le pied avant de remonter au jour.
Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, l'absence de Mme Leroi, si elle désolait la ma?tresse de maison, passait inaper?ue aux yeux d'un grand nombre de ses invités. Ils ignoraient totalement la situation particulière de Mme Leroi, connue seulement du monde élégant, et ne doutaient pas que les réceptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadés aujourd'hui les lecteurs de ses Mémoires, les plus brillantes de Paris.
A cette première visite qu'en quittant Saint-Loup j'allai faire à Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donné à mon père, je la trouvai dans son salon tendu de soie jaune sur laquelle les canapés et les admirables fauteuils en tapisseries de Beauvais se détachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises m?res. A c?té des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait--offerts par le modèle lui-même--de la reine Marie-Amélie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de l'impératrice d'Autriche. Mme de Villeparisis, coiffée d'un bonnet de dentelles noires de l'ancien temps (qu'elle conservait avec le même instinct avisé de la couleur locale ou historique qu'un h?telier breton qui, si parisienne que soit devenue sa clientèle, croit plus habile de faire garder à ses servantes la coiffe et les grandes manches), était assise à un petit bureau, où devant elle, à c?té de ses pinceaux, de sa
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