La tentation de Saint Antoine | Page 3

Gustave Flaubert
de
publicain au peage de quelque pont; et les voyageurs m'auraient appris
des histoires, en me montrant dans leurs bagages des quantites d'objets
curieux ...
Les marchands d'Alexandrie naviguent les jours de fete sur la riviere de
Canope, et boivent du vin dans des calices de lotus, au bruit des
tambourins qui font trembler les tavernes le long du bord! Au dela, des
arbres tailles en cone protegent contre le vent du sud les fermes
tranquilles. Le toit de la haute maison s'appuie sur de minces
colonnettes, rapprochees comme les batons d'une claire-voie; et par ces
intervalles le maitre, etendu sur un long siege, apercoit toutes ses
plaines autour de lui, avec les chasseurs entre les bles, le pressoir ou

l'on vendange, les boeufs qui battent la paille. Ses enfants jouent par
terre, sa femme se penche pour l'embrasser.
Dans l'obscurite blanchatre de la nuit, apparaissent ca et la des museaux
pointus, avec des oreilles toutes droites et des yeux brillants. Antoine
marche vers eux. Des graviers deroulent, les betes s'enfuient. C'etait un
troupeau de chacals.
Un seul est reste, et qui se tient sur deux pattes, le corps en demi-cercle
et la tete oblique, dans une pose pleine de defiance.
Comme il est joli! je voudrais passer ma main sur son dos, doucement.
Antoine siffle pour le faire venir. Le chacal disparait.
Ah! il s'en va rejoindre les autres! Quelle solitude! Quel ennui!
Riant amerement:
C'est une si belle existence que de tordre au feu des batons de palmier
pour faire des houlettes, et de faconner des corbeilles, de coudre des
nattes, puis d'echanger tout cela avec les Nomades contre du pain qui
vous brise les dents! Ah! misere de moi! est-ce que ca ne finira pas!
Mais la mort vaudrait mieux! Je n'en peux plus! Assez! assez!
Il frappe du pied, et tourne au milieu des roches d'un pas rapide, puis
s'arrete hors d'haleine, eclate en sanglots et se couche par terre, sur le
flanc.
La nuit est calme; des etoiles nombreuses palpitent; on n'entend que le
claquement des tarentules.
Les deux bras de la croix font une ombre sur le sable; Antoine, qui
pleure, l'apercoit.
Suis-je assez faible, mon Dieu! Du courage, relevons-nous!
Il entre dans sa cabane, decouvre un charbon enfoui, allume une torche
et la plante sur le stele de bois, de facon a eclairer le gros livre.
Si je prenais ... la Vie des Apotres?... oui!... n'importe ou!
"_Il vit le ciel ouvert avec une grande nappe qui descendait par les
quatre coins, dans laquelle il y avait toutes sortes d'animaux terrestres
et de betes sauvages, de reptiles et d'oiseaux; et une voix lui dit: Pierre,
leve-toi! tue, et mange!_"
Donc le Seigneur voulait que son apotre mangeat de tout?... tandis que
moi ...
Antoine reste le menton sur la poitrine. Le fremissement des pages, que
le vent agite, lui fait relever la tete, et il lit:
"_Les Juifs tuerent tous leurs ennemis avec des glaives et ils en firent

un grand carnage, de sorte qu'ils disposerent a volonte de ceux qu'ils
haissaient_."
Suit le denombrement des gens tues par eux: soixante-quinze mille. Ils
avaient tant souffert! D'ailleurs, leurs ennemis etaient les ennemis du
vrai Dieu. Et comme ils devaient jouir a se venger, tout en massacrant
des idolatres! La ville sans doute regorgeait de morts! Il y en avait au
seuil des jardins, sur les escaliers, a une telle hauteur dans les chambres
que les portes ne pouvaient plus tourner!...--Mais voila que je plonge
dans des idees de meurtre et de sang!
Il ouvre le livre a un autre endroit.
"Nabuchodonosor se prosterna le visage contre terre et adora Daniel."
Ah! c'est bien! Le Tres-Haut exalte ses prophetes au-dessus des rois;
celui-la pourtant vivait dans les festins, ivre continuellement de delices
et d'orgueil. Mais Dieu, par punition, l'a change en bete. Il marchait a
quatre pattes!
Antoine se met a rire; et en ecartant les bras, du bout de sa main,
derange les feuilles du livre. Ses yeux tombent sur cette phrase:
"_Ezechias eut une grande joie de leur arrivee. Il leur montra ses
parfums, son or et son argent, tous ses aromates, ses huiles de senteur,
tous ses vases precieux, et ce qu'il y avait dans ses tresors_."
Je me figure ... qu'on voyait entasses jusqu'au plafond des pierres fines,
des diamants, des dariques. Un homme qui en possede une
accumulation si grande n'est plus pareil aux autres. Il songe, tout en les
maniant, qu'il tient le resultat d'une quantite innombrable d'efforts, et
comme la vie des peuples qu'il aurait pompee et qu'il peut repandre.
C'est une precaution utile aux rois. Le plus sage de tous n'y a pas
manque. Ses flottes lui apportaient de l'ivoire, des singes ... Ou est-ce
donc?
Il feuillette vivement.
Ah! voici!
"_La Reine de Saba, connaissant la gloire
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