La curée | Page 3

Emile Zola
Suzanne, de leurs petits noms. Et, comme, après leur avoir souri, elle
allait se pelotonner de nouveau, un rire de Maxime la fit se tourner.
--Non, vraiment, je suis triste, ne ris pas, c'est sérieux, dit-elle en
voyant le jeune homme qui la contemplait railleusement, en se moquant
de son attitude penchée.
Maxime prit une voix drôle.
--Nous aurions de gros chagrins, nous serions jalouse!
Elle parut toute surprise.
--Moi! dit-elle. Pourquoi jalouse?
Puis elle ajouta, avec sa moue de dédain, comme se souvenant:
--Ah! oui, la grosse Laure! Je n'y pense guère, va.
Si Aristide, comme vous voulez tous me le faire entendre, a payé les
dettes de cette fille et lui a évité ainsi un voyage à l'étranger, c'est qu'il
aime l'argent moins que je ne le croyais. Cela va le remettre en faveur
auprès des dames.... Le cher homme, je le laisse bien libre.
Elle souriait, elle disait «le cher homme», d'un ton plein d'une

indifférence amicale. Et subitement, redevenue très triste, promenant
autour d'elle ce regard désespéré des femmes qui ne savent à quel
amusement se donner, elle murmura:
--Oh! je voudrais bien.... Mais non, je ne suis pas jalouse, pas jalouse
du tout.
Elle s'arrêta, hésitante.
--Vois-tu! je m'ennuie, dit-elle enfin d'une voix brusque.
Alors elle se tut, les lèvres pincées. La file des voitures passait toujours
le long du lac, d'un trot égal, avec un bruit particulier de cataracte
lointaine. Maintenant, à gauche, entre l'eau et la chaussée, se dressaient
des petits bois d'arbres verts, aux troncs minces et droit, qui formaient
de curieux faisceaux de colonnettes. A droite, les taillis, les futaies
basses avaient cessé; le Bois s'était ouvert en larges pelouses, en
immenses tapis d'herbe, plantés çà et là d'un bouquet de grands arbres;
les nappes vertes se suivaient, avec des ondulations légères, jusqu'à la
Porte de la Muette, dont on apercevait très loin la grille basse, pareille à
un bout de dentelle noire tendu au ras du sol; et, sur les pentes, aux
endroits où les ondulations se creusaient, l'herbe était toute bleue.
Renée regardait, les yeux fixes, comme si cet agrandissement de
l'horizon, ces prairies molles, trempées par l'air du soir, lui eussent fait
sentir plus vivement le vide de son être.
Au bout d'un silence, elle répéta, avec l'accent d'une colère sourde:
--Oh! je m'ennuie, je m'ennuie à mourir.
--Sais-tu que tu n'es pas gaie, dit tranquillement Maxime. Tu as tes
nerfs, c'est sûr.
La jeune femme se rejeta au fond de la voiture.
--Oui, j'ai mes nerfs, répondit-elle sèchement.
Puis elle se fit maternelle.

--Je deviens vieille, mon cher enfant; j'aurai trente ans bientôt. C'est
terrible. Je ne prends de plaisir à rien.... A vingt ans, tu ne peux
savoir....
--Est-ce que c'est pour te confesser que tu m'as emmené? interrompit le
jeune homme. Ce serait diablement long.
Elle accueillit cette impertinence avec un faible sourire, comme une
boutade d'enfant gâté à qui tout est permis.
--Je te conseille de te plaindre, continua Maxime; tu dépenses plus de
cent mille francs par an pour ta toilette, tu habites un hôtel splendide, tu
as des chevaux superbes, tes caprices font loi, et les journaux parlent de
chacune de tes robes nouvelles comme d'un événement de la dernière
gravité; les femmes te jalousent, les hommes donneraient dix ans de
leur vie pour te baiser le bout des doigts.... Est-ce vrai? Elle fit, de la
tête, un signe affirmatif, sans répondre.
Les yeux baissés, elle s'était remise à friser les poils de la peau d'ours.
--Va, ne sois pas modeste, poursuivit Maxime; avoue carrément que tu
es une des colonnes du Second Empire. Entre nous, on peut se dire de
ces choses-là.
Partout, aux Tuileries, chez les ministres, chez les simples millionnaires,
en bas et en haut, tu règnes en souveraine. Il n'y a pas de plaisir où tu
n'aies mis les deux pieds, et si j'osais, si le respect que je te dois ne me
retenait pas, je dirais....
Il s'arrêta quelques secondes, riant; puis il acheva cavalièrement sa
phrase.
--Je dirais que tu as mordu à toutes les pommes.
Elle ne sourcilla pas.
--Et tu t'ennuies! reprit le jeune homme avec une vivacité comique.
Mais c'est un meurtre!... Que veux-tu! Que rêves-tu donc!?

Elle haussa les épaules, pour dire qu'elle ne savait pas. Bien qu'elle
penchât la tête, Maxime la vit alors si sérieuse, si sombre, qu'il se tut. Il
regarda la file des voitures qui, en arrivant au bout du lac, s'élargissait,
emplissait le large carrefour. Les voitures, moins serrées, tournaient
avec une grâce superbe; le trot plus rapide des attelages sonnait
hautement sur la terre dure.
La calèche, en faisant le grand tour pour prendre la file, eut une
oscillation qui pénétra Maxime d'une volupté vague. Alors, cédant à
l'envie d'accabler Renée:
--Tiens, dit-il, tu mériterais d'aller en fiacre! Ce
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