La conquête dune cuisinière I | Page 2

Eugène Chavette

--Donc, neveu, tu me feras le plaisir de lâcher ta belle et de courir à d'autres amours
moins collantes. Je tiens à te trouver libre du plus petit lien quand viendra le jour où je
t'aurai obtenu la fiancée que je guette depuis longtemps pour toi.
Puis, en appuyant sur les mots:
--C'est dit, Gontran, n'est-ce pas? Dès demain, plus de collage, ajouta-t-il.
Cette fois, le jeune homme tenta, sinon de gagner sa cause, au moins d'obtenir un délai.
--Mais, mon oncle, dit-il, je ne puis, du jour au lendemain, abandonner une pauvre femme
sans ressources.
--C'est juste! fit l'oncle.
Il fouilla dans sa poche, dont il tira un portefeuille qu'il ouvrit en poursuivant:
--J'avais prévu ton objection et préparé ma réponse. Tiens, voici dix mille francs que tu
donneras à ta dulcinée en l'invitant à aller jouer ailleurs sa _Dernière Pensée_ de Weber.
Et il posa sur la table, devant le jeune homme, un paquet de billets de banque.
Ensuite, comme s'il regardait la question complètement vidée, il passa à un autre sujet:
--Car, reprit-il, je veux te voir bel et bien marié, mon garçon, et si mes espérances se
réalisent, la fille que, je te le répète, j'ai en vue pour toi, te fera des plus riches... Une dot
énorme, mon cher!
--Oh! riche, répéta Gontran avec ironie, pensez-vous que les grosses dots des filles aillent
tout droit aux garçons sans le sou comme moi?
--Comment! sans le sou comme toi! Ah çà! est-ce que tu te figures que ma succession ne

te produira que des cailloux?... Sans parler des deux cent mille francs que je te donnerai
le jour du mariage, tu peux compter encore, après moi, sur soixante mille livres de rente...
Seulement, neveu, je te préviens que je te les ferai attendre le plus tard possible.
Ce disant, l'oncle avait redressé son torse vigoureux, qu'il se mit à palper du plat de ses
mains en continuant d'une voix joyeuse:
--Car le coffre est bon et durera longtemps... Une santé de fer... J'en suis encore à
connaître un simple mal de tête.
Le neveu vit le joint pour adresser une douce flatterie au péché mignon de son oncle.
--Dame! fit-il avec une sorte d'admiration, il fallait que votre santé fût vraiment de fer
pour avoir résisté à tant de conquêtes... car vous les comptez par centaines, vos
conquêtes.
Agréablement chatouillé en son amour-propre d'homme à bonnes fortunes, l'oncle
dodelina la tête en disant d'une voix attendrie:
--Le fait est qu'elles ont été nombreuses, les brunes, blondes et rousses qui ont égayé mon
existence.
--Et nombreuses aussi seront celles qui l'égayeront encore.
--Heu! heu! j'ai cinquante-cinq ans! fit l'oncle d'un ton un peu attristé.
--Allons donc! Qu'importe l'âge quand le coeur a toujours vingt ans et que, comme vous
disiez, on possède une santé de fer!... Vous êtes de la même étoffe que le duc de
Richelieu qui, à quatre-vingts ans, dit-on, ne s'en tenait pas qu'au simple mot pour rire.
--Oh! oh! lâcha modestement le quinquagénaire, quatre-vingts ans! Je ne suis pas aussi
ambitieux.
--Mettons soixante-dix. Oui, vous avez encore quinze années sur la planche à cueillir les
myrtes.
--Je ne demande pas mieux que de te croire, Gontran, modula gentiment l'oncle, caressé
doucement par l'espérance.
Le neveu crut le moment propice pour plaider la cause de sa maîtresse, condamnée par ce
juge si plein d'indulgence pour lui-même. Il allait entamer son exorde, quand l'oncle
reprit d'une voix qui s'enorgueillissait de son dire:
--Mais dans toutes ces conquêtes, que tu chiffres toi-même par centaines, pas un seul
collage!!! pas un seul collage! tu m'entends?
Et, ramené ainsi à la question, il montra au jeune homme le paquet de billets de banque,
restés sur la nappe, en ajoutant:

--Mets-moi ça dans ta poche et, dès demain, tu sais? ta demoiselle dehors! que mon
exemple te serve de leçon.
Ensuite, revenant à ses moutons, il reprit:
--Soixante-dix ans, c'est beaucoup dire... mais, baste! ça durera ce que ça durera! Le jour
où il me faudra dételer, alors j'userai de la consolation que je me suis ménagée pour mes
vieux jours.
--La consolation? répéta le neveu sans comprendre.
--Oui. Tout à l'heure je te disais que le coffre était solide... Et l'estomac donc!!! Un
estomac à digérer des cailloux! Jusqu'à ce jour les femmes ont été ma seule pierre
d'achoppement. Jamais je n'ai été bâfreur, ni soiffeur. L'estomac a donc gardé ses forces
vives. Quand viendra l'heure où les femmes seront devenues des pommes trop vertes pour
mon âge, alors je m'abandonnerai à la bonne nourriture.
--Autrement dit la gourmandise.
--Oui, la gourmandise, ce réel et sérieux plaisir de la verte vieillesse, plaisir qui ne trompe
pas et qui se présente deux fois par jour. Avec un bon estomac, partant un bel appétit, et
soixante mille livres de rente, la gourmandise
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