La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802) | Page 2

Rodolphe Reuss

à notre cathédrale, et son ambition suprême était de lui consacrer une
oeuvre définitive, basée sur tous les documents originaux encore
accessibles et qui nous aurait fait assister au développement graduel de
cette création magistrale à travers les âges. Pendant vingt ans il fouilla
sans relâche les dépôts publics et les collections particulières, entassant
avec une activité fièvreuse des matériaux toujours plus nombreux. Puis
la mort vint et l'enleva avant même qu'il eût pu commencer l'ouvrage
qui lui tenait à coeur. Ses papiers, légués à la Bibliothèque de la Ville
par sa veuve, témoignent seuls aujourd'hui de ce long et fatigant labeur.
C'est en les mettant en ordre naguère, en y retrouvant les extraits des
pièces officielles de l'époque de la Terreur, que l'idée nous est venue de
traiter cette matière tout en élargissant notre cadre, et c'est un devoir
pour nous de payer ici notre tribut de reconnaissance à la mémoire du
défunt.
Un mot encore, avant de terminer cette courte préface. Nous ne
saurions nous flatter de contenter tout le monde, en entrant dans le vif
de notre sujet et en traitant avec certains détails des questions aussi
délicates que celles que nous rencontrerons sur notre chemin. La
Révolution est trop près de nous, ou plutôt, tous, tant que nous sommes,
que nous le voulions ou non, nous sommes encore trop plongés dans le
grand courant historique, né de 1789, pour que les idées et les
impressions si contradictoires d'alors ne soient pas toujours vivantes
parmi nous. Toutes les émotions, douces ou violentes, par lesquelles
ont passé nos grands-pères, tous les sentiments d'enthousiasme, de
haine ou d'effroi qu'ils ont ressentis au spectacle des scènes que nous
allons voir ensemble, vibrent encore dans nos âmes, et les malheurs
communs eux-mêmes n'ont pu faire disparaître encore chez tous cet
antagonisme bientôt séculaire. Je dois donc forcément me résigner à

choquer une partie de mes lecteurs, soit en jugeant autrement certains
hommes et leurs actions, soit en n'appréciant pas comme eux certains
événements historiques. Peut-être même aurai-je le malheur de
mécontenter à la fois les partisans de l'ancien régime et ceux des idées
nouvelles, les adhérents de l'unité catholique et ceux de la libre pensée,
en m'efforçant de rester équitable pour les uns et pour les autres. Je
tâcherai du moins de ne froisser, de parti pris, aucune conviction
sincère, et de ne jamais oublier qu'il y a sans doute parmi mes lecteurs
plus d'un descendant des personnages qui figureront dans mon récit.
Mais je revendique en même temps pour moi le droit le plus évident de
l'historien, celui de signaler avec franchise les erreurs et les fautes du
passé, d'autant que c'est le seul moyen parfois d'en empêcher le retour.
On voudra donc bien m'accorder à l'occasion le bénéfice de cette parole
bien connue d'un orateur célèbre: "L'histoire doit des égards aux
vivants; elle ne doit aux morts que la vérité!"

NOTES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE LA Cathédrale de
Strasbourg pendant la Révolution.

I.
Au moment où s'ouvrait l'année 1789, la Cathédrale de Strasbourg,
autour de laquelle allaient s'engager tant de compétitions, puis des
luttes si violentes, semblait devoir jouir en toute tranquillité des
hommages que les touristes de l'Europe entière venaient payer à ses
splendeurs. Jamais ses visiteurs n'avaient été plus nombreux, ainsi que
l'attestent encore tant de noms, obscurs ou connus, gravés avec plus ou
moins d'art sur les pierres mêmes du vieil édifice. Il avait été débarrassé
depuis peu des misérables échoppes et boutiques, groupées autour de sa
base et que nous représentent les gravures du dix-huitième siècle.
L'architecte de la Cathédrale, Jean-Georges Goetz, les avait remplacées
par ces arcades néo-gothiques, d'un goût remarquablement pur pour
l'époque, qui lui forment encore aujourd'hui comme une ceinture. On
l'avait enlaidie, par contre, il faut bien l'avouer, en dressant sur la
plate-forme cette lourde et massive demeure des gardiens, que cent ans

d'existence n'ont pas rendue plus attrayante à nos yeux. Fière de ses
richesses artistiques, elle l'était plus encore de ses richesses matérielles
et du nombreux et brillant état-major ecclésiastique groupé dans son
choeur et tout autour de ses autels.
Dans cette France de l'ancien régime, où foisonnaient les grands noms
nobiliaires, il n'y avait point de chapitre qui pût rivaliser, même de loin,
avec celui de l'Eglise Cathédrale de Strasbourg. Son chef était à la fois
prince de la très sainte Eglise romaine et prince du Saint-Empire
romain-germanique. Il avait été grand-aumônier de France,
ambassadeur à Vienne, et, malgré les révélations fâcheuses du procès
du Collier, le dernier des Rohan qui ait porté la mître strasbourgeoise,
continuait à tenir le premier rang dans la province. Autour de lui
venaient se ranger vingt-quatre prélats, chanoines capitulaires ou
domiciliaires, presque tous princes, soit en France, soit en Allemagne,
ou du moins comtes du Saint-Empire. Trois Rohan, quatre Hohenlohe,
un
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