La carrosse aux deux lézards verts | Page 2

René Boylesve
temps, au Réalisme
dans nos parlotes de débutants! Le sans-fil va plus loin que le réalisme,
je le reconnais; mais que sont ces prétendus perturbateurs au prix d'une
ode d'Horace, d'un vers de Ronsard ou d'une de ces nonchalantes
réflexions de Montaigne qui s'enlacent autour de vos membres et vous
pénètrent pour la durée de la vie comme le lierre la muraille? Il n'y a
jamais eu, il n'y aura jamais qu'une sorte de littérature, c'est celle qui
nous entretient de l'esprit et du coeur humains. Les accidents de l'état
social ou des moeurs, comme l'esclavage antique, la féodalité au moyen
âge, ou le merveilleux scientifique de nos jours, n'ont vraiment d'intérêt
que dans la mesure où ils influencent notre manière de penser ou de
sentir; or les «Dialogues» de Platon, qui ne datent pas d'hier, n'ont
jamais flatté davantage l'intelligence; la femme de nos jours est aussi
perfide que Circé; et n'aime-t-on point encore comme faisait Didon? Un
monsieur qui nous eût raconté avec stupeur les premiers chemins de fer
nous paraîtrait sans doute un peu coco. Je crois bien, moi qui vous parle
et qui ai connu les diligences, avoir été un des premiers à narrer un
voyage en automobile; je ne voudrais pas le relire à présent, tandis que
l'émoi d'une jeune fille à l'éveil de la première tendresse, qui fut
sincèrement écrit il y a soixante ou cent ans, il me semble qu'il a
conservé sa fraîcheur malgré tout ce que l'ingéniosité des hommes, à
leurs moments perdus, a ajouté depuis lors aux arts chimiques et
mécaniques.»
Et voyez, s'il vous plaît, comment les choses arrivent, et les hasards

singuliers qui déterminent nos écrits! Pendant que mon jeune homme
parlait et pendant que je faisais, à part moi, les précédents retours,--que
je me gardais bien de lui communiquer, parce qu'il se serait moqué de
moi, vieille barbe,--je prenais la résolution d'abandonner le projet de
conte choisi, lequel me paraissait tout à coup encore trop rapproché du
temps présent, quoiqu'il ne le fût certes pas assez au gré de mon visiteur,
et je faisais le serment de conter quelque aventure qui, non seulement
n'eût aucun caractère scientifique, mais fût aussi invraisemblable que
possible.
«C'est avoir l'esprit mal fait, me direz-vous, c'est procéder par
réaction.» Hélas! je sais bien que nous n'agissons presque jamais
d'autre manière, mais ici, je jure que je ne pensais point à réagir;
j'aurais au contraire aimé à contenter mon visiteur: j'étais pour lui plein
de reconnaissance, car il venait de m'éclairer en me montrant à quel
point j'eusse été sot de donner dans les nouveautés.
«Mais ce n'est pas une raison pour écrire une histoire invraisemblable!»
Je vous demande bien pardon. A mesure que la littérature s'opposait
pour moi, d'une manière définitive, à l'esprit scientifique, je
reconnaissais que la véritable littérature était la littérature
invraisemblable. Entendons-nous.
Voyons, ne prenez-vous pas en pitié tous ces écrivains qui se donnent
un mal affreux pour agencer d'une manière véridique des séries
compliquées de faits, lesquels, si bien imbriqués qu'ils soient, ne
signifient rien du tout? Que m'importent mille faits ingénieusement
combinés, qui ne fournissent aucune lumière à mon esprit, aucune
émotion durable à mon coeur? Je vous en prie, croyez-moi: ce ne sont
pas les faits qui doivent être vraisemblables, c'est le sens qui se dégage
des images présentées à vos yeux. Si je vous dis qu'aidé d'un diable je
soulève tous les toits de Paris ou de Madrid et vous montre la vie des
hommes que ces couvertures abritent, le fait est nettement incroyable,
mais ne nuit en rien au caractère véridique de l'histoire. Il n'est pas
vraisemblable que le chêne ait dit jamais quelque chose au roseau:
trouvez-vous que la fable de La Fontaine pèche par la base? Les
péripéties de Candide sont insensées: il n'existe pas à mon avis

d'ouvrage plus vrai.
Ce qui est vraisemblable, hélas! c'est que nous avons été de grands
bêtas, en accordant une importance à des éléments qui n'en ont point, et
en convertissant, comme nous-mêmes, la littérature au matérialisme.
Les faits, ce sont des signes comme les mots. Une littérature qui arrive
à conférer des dignités excessives aux mots est proche de la décadence;
si pareils honneurs sont rendus aux faits, la pauvre littérature perd son
cerveau; c'est une folle, une innocente de village, et sa chair même n'est
pas belle, car c'est la vigueur spirituelle qui lui eût valu son principal
agrément.
Mais voilà trop de pédanteries et j'ai hâte d'entreprendre le récit d'une
aventure à laquelle il me plaît, je vous en avertis, de donner les
apparences de la plus extravagante folie et de la plus surannée.
Je ne sais pas si vous avez lu les «Contes de ma Mère l'Oye». On les
connaissait de mon temps, et les grandes personnes n'en faisaient pas fi.
Je n'en
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 38
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.