La canne de M. de Balzac | Page 2

Mme Émile de Girardin
échappe à la fatalité; il a mille
conditions de bonheur. D'abord, il est presque toujours bête et content
de lui; ensuite, on a créé des états exprès pour sa beauté. Être bel
homme est un métier.
Le bel homme proprement dit peut être heureux--comme chasseur, avec
un uniforme vert et un plumet sur la tête.
Il peut être heureux--comme maître d'armes, et trouver mille
jouissances ineffables d'orgueil dans la noblesse de ses poses.
Il peut être heureux--comme coiffeur.
Il peut être heureux--comme tambour-major. Oh! alors, il est fort
heureux.
Il peut encore être heureux--comme général de l'Empire au théâtre de
Franconi, et représenter le roi Joachim Murat avec délices.
Il peut être enfin heureux--comme modèle dans les ateliers les plus
célèbres, prendre sa part des succès que nos grands maîtres lui doivent,
et légitimer, pour ainsi dire, les dons qu'il a reçus de la nature en les
consacrant aux beaux-arts.

Le bel homme peut supporter la vie, le bel homme peut rêver le
bonheur.
Mais l'homme beau, l'homme Antinoüs, l'Amour grec, l'homme idéal,
l'homme au front pur, aux lignes correctes, au profil antique, l'homme
jeune et parfaitement beau, angéliquement beau, fatalement beau, doit
traîner sur la terre une existence misérable, entre les pères prudents, les
maris épouvantés qui le proscrivent, et, ce qui est bien plus terrible
encore, les nobles et vieilles Anglaises qui courent après lui.
Car, c'est une vérité incontestable et malheureuse--un jeune homme
très-beau n'est pas toujours séduisant, et il est toujours compromettant.
Peut-être, dans un pays moins civilisé que le nôtre, la beauté est-elle
une puissance; mais ici, mais à Paris, où les avantages sont de
convention, une beauté réelle est inappréciée; elle n'est pas en harmonie
avec nos usages: c'est une splendeur qui fait trop d'effet, un avantage
qui cause trop d'embarras; les beaux hommes ont passé de mode avec
les tableaux d'histoire.
Nos appartements n'admettent plus que des tableaux de chevalet.
Nos femmes ne rêvent plus que des amours de pages, et, de nos jours,
la gentillesse a pris le pas sur la beauté.
Malheur donc à l'homme beau!
Or, il était une fois un jeune homme très-beau, qui était triste. Il n'était
nullement fier de sa beauté, et, par malheur, il avait assez d'esprit pour
en sentir tout le danger. Quoique bien jeune, il avait déjà beaucoup
réfléchi. Il connaissait le monde; il l'avait jugé avec sagesse, et il
éprouvait ce qu'éprouve tout homme qui connaît le monde: un amer
dégoût, un profond découragement. Dans l'âge mûr, cela s'appelle repos,
retour au port, douce philosophie; mais à vingt ans, lorsque la vie
commence, savoir où l'on va, c'est affreux!
Qu'importe au voyageur qui touche au terme de la route, que des
voleurs le dépouillent au moment d'arriver? que lui importe? son

bagage était inutile, sa bourse était épuisée, son manteau était troué, ses
provisions touchaient à leur fin. Cette perte est légère, il en rit.
D'ailleurs on l'attend à sa demeure, et le voyage est terminé. Mais
malheur à celui qu'on dépouille au milieu de la route, qui se voit sans
secours, sans manteau, sans bâton, sans argent, obligé de poursuivre sa
course! Oh! celui-là est triste; il se décourage, il s'arrête, il oublie le but
du voyage, et si la Providence ne vient pas à son aide, il se laissera
mourir de faim dans un des fossés du chemin.
Il y a des jeunes gens de vingt ans qui ont la goutte, il y en a d'autres
qui ont de l'expérience; ceux-là sont les plus malheureux.
D'où venait donc à ce jeune homme cette élévation de la pensée, cette
tristesse de l'esprit? Tout cela lui venait de sa beauté. L'esprit venir de
la beauté! ah! cela est nouveau!
--Pourtant cela est juste. Tout ce qui nous isole nous grandit, la beauté
sublime est une supériorité comme une autre, et toute supériorité est un
exil.
Je vous le dis, ce pauvre jeune homme se trouvait isolé parce qu'il était
trop beau; il se sentait triste parce qu'il était isolé; et, par degrés, il
devint un homme spirituel et distingué parce qu'il avait été triste et
méconnu. La douleur est la culture de l'âme, c'est elle qui la fertilise; un
cœur arrosé de larmes est fécond. Un chagrin généreux est tout-puissant;
il donne au génie la patience, à la faiblesse le courage, à la jeunesse la
raison; il peut aussi donner, dans sa munificence, à un bel homme de
l'esprit.

II
PREMIER OBSTACLE
Il est encore une infortune dont personne ne parle, et qui cependant ne
laisse pas que de nuire dans le monde: c'est d'être affublé pour toute sa
vie d'un nom de baptême prétentieux.

Le pauvre jeune homme, avait encore ce ridicule: il se nommait
TANCRÈDE!!!
Son père, brave officier à demi-solde et voltairien de première force, lui
avait donné ce beau nom en
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