La Cité Antique | Page 2

Fustel de Coulanges
se gouvernait.
L'histoire de la Grèce et de Rome est un témoignage et un exemple de l'étroite relation qu'il y a toujours entre les idées de l'intelligence humaine et l'état social d'un peuple. Regardez les institutions des anciens sans penser à leurs croyances, vous les trouvez obscures, bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plébéiens, des patrons et des clients, des eupatrides et des thètes, et d'où viennent les différences natives et ineffa?ables que nous trouvons entre ces classes? Que signifient ces institutions lacédémoniennes qui nous paraissent si contraires à la nature? Comment expliquer ces bizarreries iniques de l'ancien droit privé: à Corinthe, à Thèbes, défense de vendre sa terre; à Athènes, à Rome, inégalité dans la succession entre le frère et la soeur? Qu'est-ce que les jurisconsultes entendaient par l'agnation, par la _gens_? Pourquoi ces révolutions dans le droit, et ces révolutions dans la politique? Qu'était-ce que ce patriotisme singulier qui effa?ait quelquefois tous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cette liberté dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que des institutions qui s'éloignent si fort de tout ce dont nous avons l'idée aujourd'hui, aient pu s'établir et régner longtemps? Quel est le principe supérieur qui leur a donné l'autorité sur l'esprit des hommes?
Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances; les faits deviendront aussit?t plus clairs, et leur explication se présentera d'elle-même. Si, en remontant aux premiers ages de cette race, c'est-à-dire au temps où elle fonda ses institutions, on observe l'idée qu'elle se faisait de l'être humain, de la vie, de la mort, de la seconde existence, du principe divin, on aper?oit un rapport intime entre ces opinions et les règles antiques du droit privé, entre les rites qui dérivèrent de ces croyances et les institutions politiques.
La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité, et a régné en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées; le droit privé et les institutions politiques se sont modifiées avec elles. Alors s'est déroulée la série des révolutions, et les transformations sociales ont suivi régulièrement les transformations de l'intelligence.
Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de conna?tre. Car les institutions et les croyances que nous trouvons aux belles époques de la Grèce et de Rome, ne sont que le développement de croyances et d'institutions antérieures; il en faut chercher les racines bien loin dans le passé. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus vieilles que Romulus et Homère. C'est dans une époque plus ancienne, dans une antiquité sans date, que les croyances se sont formées et que les institutions se sont ou établies ou préparées.
Mais quel espoir y a-t-il d'arriver à la connaissance de ce passé lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siècles avant notre ère? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siècles; nous le savons par les hymnes des Védas, qui sont assurément fort antiques, et par les lois de Manou, où l'on peut distinguer des passages qui sont d'une époque extrêmement reculée. Mais, où sont les hymnes des anciens Hellènes? Ils avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacrés; mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'à nous. Quel souvenir peut- il nous rester de ces générations qui ne nous ont pas laissé un seul texte écrit?
Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour l'homme. L'homme peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques antérieures. S'il descend en son ame, il peut retrouver et distinguer ces différentes époques d'après ce que chacune d'elles a laissé en lui.
Observons les Grecs du temps de Périclès, les Romains du temps de Cicéron; ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des siècles les plus reculés. Le contemporain de Cicéron (je parle surtout de l'homme du peuple) a l'imagination pleine de légendes; ces légendes lui viennent d'un temps très-antique et elles portent témoignage de la manière de penser de ce temps-là. Le contemporain de Cicéron se sert d'une langue
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