La Belle-Nivernaise: Histoire dun vieux bateau et de son équipage | Page 2

Alphonse Daudet
assis sur une chaise de bois, les cheveux ébouriffés, les joues pleines de confitures, qui se frotte les yeux avec les poings.
Il pleure. Les larmes, en coulant, ont tracé des dessins bizarres sur sa pauvre mine mal débarbouillée.
Imperturbable et digne comme s'il interrogeait un prévenu, l'agent questionne le marmot et prend des notes.
?Comment t'appelles-tu?
--Totor.
--Victor quoi??
Pas de réponse.
Le mioche pleure plus fort et crie:
?Maman! maman!?
Alors une femme qui passait, une femme du peuple, très laide, très sale, tra?nant deux enfants après elle, sortit du groupe et dit au gardien:
?Laissez-moi faire.?
Elle s'agenouilla, moucha le petit, lui essuya les yeux, embrassa ses joues poissées.
?Comment s'appelle ta maman, mon chéri??
Il ne savait pas.
Le sergent de ville s'adressa aux voisins:
?Voyons, vous, le concierge, vous devez conna?tre ces gens-là??
On n'avait jamais su leur nom.
Il passait tant de locataires dans la maison!
Tout ce qu'on pouvait dire, c'est qu'ils habitaient là depuis un mois, qu'ils n'avaient jamais payé un sou, que le propriétaire venait de les chasser, et que c'était un fameux débarras.
?Qu'est-ce qu'ils faisaient?
--Rien du tout.?
Le père et la mère passaient leur journée à boire et leur soirée à se battre.
Ils ne s'entendaient que pour rosser leur enfants, deux gar?ons qui mendiaient dans la rue et volaient aux étalages.
Une jolie famille, comme vous voyez.
?Croyez-vous qu'ils viendront chercher leur enfant?
--S?rement non.?
Ils avaient profité du déménagement pour le perdre.
Ce n'était pas la première fois que cette chose-là arrivait, les jours du terme.
Alors l'agent demanda:
?Personne n'a donc vu les parents s'en aller??
Ils étaient partis depuis le matin, le mari poussant la charrette, la femme un paquet dans son tablier, les deux gar?ons les mains dans leurs poches.
Et maintenant, rattrape-les.
Les passants se récriaient indignés, puis continuaient leur chemin.
Il était là depuis midi, le malheureux mioche!
Sa mère l'avait assis sur une chaise et lui avait dit:
?Sois sage.?
Depuis, il attendait.
Comme il criait la faim, la fruitière d'en face lui avait donné une tartine de confiture.
Mais la tartine était finie depuis longtemps, et le marmot avait recommencé à pleurer.
Il mourait de peur, le pauvre innocent! Peur des chiens qui r?daient autour de lui; peur de la nuit qui venait; peur des inconnus qui lui parlaient, et son petit coeur battait à grands coups dans sa poitrine, comme celui d'un oiseau qui va mourir.
Autour de lui le rassemblement grandissait et l'agent ennuyé l'avait pris par la main pour le conduire au poste.
?Voyons, personne ne le réclame?
--Un instant!?
Tout le monde se retourna.
Et l'on vit une grosse bonne figure rougeaude qui souriait bêtement jusqu'aux oreilles chargées d'anneaux en cuivre.
?Un instant! si personne n'en veut, je le prends, moi.?
Et comme la foule poussait des exclamations:
?A la bonne heure!
--C'est bien, ce que vous faites là.
--Vous êtes un brave homme.?
Le père Louveau, très allumé par le vin blanc, le succès de son marché et l'approbation générale, se posa les bras croisés au milieu du cercle.
?Eh bien! quoi? C'est tout simple.?
Puis les curieux l'accompagnèrent chez le commissaire de police, sans laisser refroidir son enthousiasme. Là, selon l'usage en pareil cas, on lui fit subir un interrogatoire.
?Votre nom?
--Fran?ois Louveau, monsieur le commissaire, un homme marié, et bien marié, j'ose le dire, avec une femme de tête. Et c'est une chance pour moi, monsieur le commissaire, parce que je ne suis pas très fort, pas très fort, hé! hé! voyez-vous. Je ne suis pas un aigle. ?Fran?ois n'est pas un aigle?, comme dit ma femme.?
Il n'avait jamais été si éloquent.
Il se sentait la langue déliée, l'assurance d'un homme qui vient de faire un bon marché et qui a bu une bouteille de vin blanc.
?Votre profession?
--Marinier, monsieur le commissaire, patron de la Belle-Nivernaise, un rude bateau, monté par un équipage un peu chouette. Ah! ah! fameux, mon équipage!... Demandez plut?t aux éclusiers, depuis le pont Marie jusqu'à Clamecy... Connaissez-vous ?a, Clamecy, monsieur le commissaire??
Les gens souriaient autour de lui, le père Louveau continua, bredouillant, avalant les syllabes.
?Un joli endroit, Clamecy, allez! Boisé du haut en bas; du beau bois, du bois ouvrable; tous les menuisiers savent ?a... C'est là que j'achète mes coupes. Hé! hé! je suis renommé pour mes coupes. J'ai le coup d'oeil, quoi! Ce n'est pas que je sois fort;--bien s?r je ne suis pas un aigle, comme dit ma femme;--mais enfin, j'ai le coup d'oeil. Ainsi, tenez je prends un arbre, gros comme vous,--sauf votre respect, monsieur le commissaire,--je l'entoure avec une corde comme ?a...?
Il avait empoigné l'agent et l'entortillait avec une ficelle qu'il venait de tirer de sa poche.
L'agent se débattait.
?Laissez-moi donc tranquille.
--Mais si... Mais si... C'est pour faire voir à monsieur le commissaire... Je l'entortille comme ?a, et puis, quand j'ai la mesure, je multiplie, je multiplie... Je ne me rappelle plus par quoi je multiplie... C'est ma femme qui sait le calcul. Une forte tête, ma femme.?
La galerie s'amusait énormément, et M. le commissaire lui-même daignait sourire derrière sa table.
Quand la gaieté fut un peu calmée, il
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