La Belle-Nivernaise: Histoire dun vieux bateau et de son équipage | Page 3

Alphonse Daudet
tenez je
prends un arbre, gros comme vous,--sauf votre respect, monsieur le
commissaire,--je l'entoure avec une corde comme ça...»
Il avait empoigné l'agent et l'entortillait avec une ficelle qu'il venait de
tirer de sa poche.
L'agent se débattait.
«Laissez-moi donc tranquille.
--Mais si... Mais si... C'est pour faire voir à monsieur le commissaire...
Je l'entortille comme ça, et puis, quand j'ai la mesure, je multiplie, je
multiplie... Je ne me rappelle plus par quoi je multiplie... C'est ma
femme qui sait le calcul. Une forte tête, ma femme.»
La galerie s'amusait énormément, et M. le commissaire lui-même
daignait sourire derrière sa table.
Quand la gaieté fut un peu calmée, il demanda:
«Que ferez-vous de cet enfant-là?
--Pas un rentier, pour sûr. Il n'y a jamais eu de rentier dans la famille.
Mais un marinier, un brave garçon de marinier, comme les autres.
--Vous avez des enfants?
--Si j'en ai! Une qui marche, une qui tette et un qui vient. Pas trop mal,
n'est-ce pas, pour un homme qui n'est pas un aigle? Avec celui-là ça
fera quatre, mais bah! quand il y en a pour trois, il y en a pour quatre.
On se tasse un peu. On serre sa ceinture, et on tâche de vendre son bois

plus cher.»
Et ses boucles d'oreilles remuaient, secouées par son gros rire, tandis
qu'il promenait un regard satisfait sur les assistants.
On poussa devant lui un gros livre.
Comme il ne savait pas écrire, il fit une croix, au bas de la page.
Puis le commissaire lui remit l'enfant trouvé.
«Emmenez le petit, François Louveau, et élevez-le bien. Si j'apprends
quelque chose à son sujet, je vous tiendrai au courant. Mais il n'est pas
probable que ses parents le réclament jamais. Quant à vous, vous
m'avez l'air d'un brave homme, et j'ai confiance en vous. Obéissez
toujours à votre femme. Et au revoir! Ne buvez pas trop de vin blanc.»
La nuit noire, le brouillard froid, la presse indifférente des gens qui se
hâtent de rentrer chez eux, tout cela est fait pour dégriser vivement un
pauvre homme.
A peine dans la rue, seul avec son papier timbré en poche et son
protégé par la main, le marinier sentit tout d'un coup tomber son
enthousiasme; et l'énormité de son action lui apparut.
Il serait donc toujours le même?
Un niais? Un glorieux?
Il ne pouvait point passer son chemin comme les autres, sans se mêler
de ce qui ne le regardait pas.
Il voyait d'ici la colère de la mère Louveau!
Quel accueil, bonnes gens, quel accueil!
C'est terrible une femme de tête pour un pauvre homme qui a le coeur
sur la main.

Jamais il n'oserait rentrer chez lui.
Il n'osait pas non plus retourner chez le commissaire.
Que faire? Que faire?
Ils cheminaient dans le brouillard.
Louveau gesticulait, parlait seul, préparait un discours.
Victor traînait ses souliers dans la crotte.
Il se faisait tirer comme un boulet.
Il n'en pouvait plus.
Alors le père Louveau s'arrêta, le prit à son cou, l'enveloppa dans sa
vareuse.
L'étreinte des petits bras serrés lui rendit un peu de courage.
Il reprit son chemin.
Ma foi, tant pis! il risquerait le paquet.
Si la mère Louveau les mettait à la porte, il serait temps de reporter le
marmot à la police; mais peut-être bien qu'elle le garderait pour une
nuit, et ce serait toujours un bon dîner de gagné.
Ils arrivaient au pont d'Austerlitz, où la Belle-Nivernaise était amarrée.
L'odeur fade et douce des chargements de bois frais emplissait la nuit.
Toute une flottille de bateaux grouillait dans l'ombre de la rivière.
Le mouvement du flot faisait vaciller les lanternes et grincer les chaînes
entre-croisées.
Pour rejoindre son bateau, le père Louveau avait à traverser deux

chalands reliés par des passerelles.
Il avançait à pas craintifs, les jambes flageolantes, gêné par l'enfant qui
lui étranglait le cou.
Comme la nuit était noire!
Seule une petite lampe étoilait la vitre de la cabine, et une raie
lumineuse, qui filtrait sous la porte, animait le sommeil de la
Belle-Nivernaise.
On entendait la voix de la mère Louveau qui grondait les enfants en
surveillant sa cuisine.
«Veux-tu finir Clara?»
Il n'était plus temps de reculer.
Le marinier poussa la porte.
La mère Louveau lui tournait le dos, penchée sur le poêlon, mais elle
avait reconnu son pas et dit sans se déranger:
«C'est toi, François? Comme tu rentres tard!»
Les pommes de terre sautaient dans la friture crépitante et la vapeur qui
s'envolait de la marmite vers la porte ouverte troublait les vitres de la
cabine.
François avait posé le marmot par terre, et le pauvre mignon, saisi par
la tiédeur de la chambre, sentait se déraidir ses petits poings rougis.
Il sourit et dit d'une voix un peu flûtée:
«Fait chaud...»
La mère Louveau se retourna.
Et montrant à
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