LHomme invisible

H.G. Wells
Herbert George Wells
L'homme Invisible
(1897)

CHAPITRE I UN ÉTRANGE VOYAGEUR
L'étranger arriva en février, par une matinée brumeuse, dans un
tourbillon de vent et de neige. Il venait, à pied, par la dune, de la station
de Bramblehurst, portant de sa main couverte d'un gant épais, une
petite valise noire. Il était bien enveloppé des pieds à la tête, et le bord
d'un chapeau de feutre mou ne laissait apercevoir de sa figure que le
bout luisant de son nez. La neige s'était amoncelée sur ses épaules, sur
sa poitrine ; elle ajoutait aussi une crête blanche au sac dont il était
chargé.
Il entra, chancelant, plus mort que vif, dans l'auberge, et, posant à terre
son bagage :
« Du feu, s'écria-t-il, du feu, par charité ! Une chambre et du feu ! »
Il frappa de la semelle, secoua dans le bar la neige qui le couvrait, puis
suivit Mme Hall dans le petit salon pour faire ses conditions. Sans autre
préambule, et jetant deux souverains sur la table, il s'installa dans
l'auberge.
Mme Hall disposa le feu et alla préparer le repas de ses propres mains.
Un hôte s'arrêtant à Iping en hiver, c'était une aubaine dont on n'avait
jamais entendu parler. Et encore un hôte qui ne marchandait pas ! Elle
était résolue à se montrer digne de sa bonne fortune.
Dès que le jambon fut bien à point, dès que Millie, la lymphatique
servante, eut été un peu réveillée par quelques injures adroitement

choisies, l'hôtesse apporta nappes, assiettes et verres dans la salle et
commença de mettre le couvert avec le plus d'élégance possible.
Quoique le feu brûlât vivement, elle constata, non sans surprise, que le
voyageur conservait toujours son chapeau et son manteau, et, regardant
par la fenêtre la neige tomber dans la cour, se tenait de manière à
dissimuler son visage. Ses mains toujours gantées étaient croisées
derrière son dos. Il paraissait perdu dans ses réflexions.
Elle remarqua que la neige fondue qui saupoudrait encore ses épaules,
tombait goutte à goutte sur le tapis.
« Voulez-vous me permettre, monsieur, dit-elle, de prendre vos effets,
pour les mettre à sécher dans la cuisine ?
– Non », répondit l'autre sans se retourner.
N'étant pas sûre d'avoir bien entendu, elle allait répéter sa question,
quand il retourna la tête et, la regardant :
« Je préfère les garder », ajouta-t-il nettement.
Mme Hall observa qu'il portait de grosses lunettes bleues, avec des
verres sur le côté à angle droit, et que d'épais favoris, répandus sur le
col de son vêtement, empêchaient de rien voir de ses joues ni de son
visage.
« Très bien, monsieur, comme il vous plaira… Dans un moment la
pièce sera plus chaude. »
Il ne répliqua pas et se détourna de nouveau. Mme Hall, sentant ses
avances inopportunes, acheva lestement de dresser la table et
s'empressa, en trottinant, de sortir. Quand elle revint, son hôte était
toujours là, debout, immobile comme une statue de pierre, faisant le
gros dos, le collet relevé, le bord du chapeau rabattu et dégouttant, la
figure et les yeux complètement cachés. Elle servit d'un geste important
les œufs au jambon et cria, plutôt qu'elle ne dit :
« Votre déjeuner est prêt, monsieur !

– Merci », répondit aussitôt l'étranger.
Mais il ne bougea pas jusqu'à ce qu'elle eût refermé la porte sur elle.
Alors seulement il fit volte-face et s'approcha de la table avec une
certaine impatience.
Comme elle arrivait à la cuisine, en passant derrière le comptoir,
Mme Hall entendit un bruit renouvelé à intervalles réguliers : tac, tac,
tac, cela se répétait toujours ; c'était le bruit d'une cuiller tournant dans
un bol.
« Ah ! cette fille ! s'écria-t-elle. Là ! j'ai tout à fait oublié la moutarde.
C'est sa faute : pourquoi est-elle toujours si lente ? »
Et, tout en achevant elle-même de battre la moutarde, elle lança vers
Millie quelques aménités sur les inconvénients de l'indolence.
« N'avait-elle pas de ses mains préparé les œufs et le jambon, mis le
couvert, et tout fait en somme, tandis que Millie, mon Dieu ! mon Dieu !
n'avait réussi qu'à l'empêcher de servir la moutarde ! Et cela, avec un
nouvel hôte, qui montrait l'intention de séjourner ! » Alors l'hôtesse
remplit le moutardier et, le plaçant avec cérémonie sur le plateau à thé,
noir et or, elle le porta dans le salon.
Elle frappa et entra tout de suite. Aussitôt l'étranger fit un mouvement
rapide : elle n'eut que le temps d'entrevoir un objet blanc qui
disparaissait derrière la table ; le voyageur avait l'air de ramasser
quelque chose sur le parquet. Ce n'est qu'après avoir déposé son plateau
qu'elle remarqua que pardessus et chapeau avaient été ôtés et placés sur
une chaise devant le feu. Une paire de
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