Kourroglou | Page 4

George Sand
lui d'une voix courroucée: ?Vassal, lui dit-il qu'est-ce que cela signifie? me crois-tu donc dépourvu d'instruction ou d'intelligence, ou bien es-tu devenu si vieux que tu ne puisses plus distinguer un bon cheval d'un mauvais? Que prétends-tu en m'amenant ces deux misérables haquenées??
Alors, transporté de rage, le prince ordonna que Mirza-Serraf e?t les yeux crevés. Cette sentence fut immédiatement exécutée. Un fer rouge fut appliqué sur le globe des yeux de l'infortuné Mirza, qui fut ainsi privé pour jamais de la lumière. Aveugle et désolé, il fut reconduit dans sa maison. Son fils unique Roushan, jeune homme de dix-neuf ans, étudiait alors à l'une dés écoles de la ville. Aussit?t qu'il eut appris le chatiment infligé à son père, baigné de larmes, il accourut vers lui. ?Ne pleure pas, mon fils, lui dit le vieillard, qui était un des plus habiles astrologues de son siècle; j'ai examiné ton horoscope, et ma science infaillible ma découvert que tu deviendrais un héros célèbre. Tu vengeras mes souffrances sur la personne de l'injuste tyran qui me les a infligées. Va à l'instant voir le prince, et parle-lui ainsi: ?Seigneur, tu as fait crever les yeux de mon père à cause d'un poulain. Sois miséricordieux, et fais-lui présent de l'animal; sans cela mon pauvre père, qui est vieux et aveugle, n'aura pas de cheval à monter pour se rendre à la distribution des aum?nes qui se font dans ton palais.? Roushan fit ainsi qu'il lui avait été dit.
Le prince, dont la colère avait eu le temps de se calmer, accorda au jeune homme la permission d'entrer dans ses écuries et de prendre celui des deux poulains condamnés qui lui plairait le mieux.
Roushan choisit celui qui était gris, parce que son père lui avait dit que la jument qui l'avait porté était d'une plus noble race que l'autre. De retour à la maison avec le don du prince, Roushan re?ut de son père l'ordre de creuser un souterrain. ?Il nous servira d'écurie, lui dit celui-ci. Fais-y quarante stalles, et entre chaque stalle tu feras un réservoir pour l'eau. Par la combinaison d'un certain nombre de ressorts, dont je t'enseignerai l'usage, l'orge et la paille seront distribuées en temps convenable à notre poulain, qui mangera sa ration sans l'assistance d'un palefrenier. L'eau lui arrivera de la même manière en temps convenable. Tu ma?onneras soigneusement la porte et jusqu'aux moindres fentes de l'écurie; car il est indispensable que notre cheval demeure seul durant quarante jours, et que ni l'oeil de l'homme ni les rayons du soleil ne viennent le troubler dans sa solitude.?
Les instructions du père furent exécutées par le fils avec la plus scrupuleuse fidélité. Le poulain fut introduit et enfermé dans sa nouvelle demeure. Il y avait déjà trente-huit jours qu'il y demeurait, caché à tous les regards, lorsqu'au trente-neuvième la patience de Roushan fut épuisée. Il s'approcha de l'écurie, et ayant fait un trou de la grandeur de l'oeil, il commen?a à regarder dans l'intérieur.
Le corps entier du poulain lui apparut brillant et resplendissant comme une lampe; mais la lumière qui en jaillissait s'affaiblit instantanément, et puis s'éteignit comme par l'effet du simple regard de Roushan. Il eut peur, et, refermant précipitamment la petite ouverture, il retourna vers son père, auquel il ne dit rien de ce qui était arrivé. Le lendemain, juste à l'heure où venait d'expirer le quarantième jour de la claustration du poulain, Mirza dit à son fils: ?Le temps est accompli, allons chercher notre cheval et commen?ons à le dresser.? Ils furent ensemble à l'écurie. L'aveugle commen?a à tater. la robe de l'animal: il promena sa main sur la tête et sur le cou, sur les jambes de devant et sur celles de derrière, comme s'il e?t cherché quelque chose, et tout à coup il s'écria: ?Qu'as-tu fait, malheureux enfant? Il e?t mieux valu pour moi que tu fusses mort dans ton berceau! Pas plus tard qu'hier tu as laissé la lumière tomber sur le poulain.---Tu as deviné juste, mon père; mais comment as-tu fait pour découvrir cela?--Comment j'ai fait? Ce cheval avait des plumes et des ailes qui ont été brisées par suite de ton imprudence.? A ces mois le coeur de Roushan fut rempli d'amertume, et il tomba dans une profonde tristesse. Mirza lui dit alors: ?Ne perds pas courage; nul cheval vivant ne pourra jamais approcher de la poussière que soulèveront les pieds de ce coursier.?
Ayant dit ainsi, l'aveugle enseigna à son fils à seller le poulain avec une selle de feutre, et lui prescrivit de le dresser de la manière suivante: ?Tu le feras trotter pendant les quarante premières nuits sur les rochers et dans les plaines pierreuses, et pendant les quarante nuits suivantes dans l'eau et les marécages.? Quand ceci fut accompli, Mirza-Serraf mit son cheval au galop, qu'il soutint admirablement, soit en avant, soit
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